Simon Leys Lettré combattant

Flammarion publie un recueil de textes en forme de portrait du grand sinologue belge. Au menu, la Chine, la littérature, la mer… et la quête humaniste d’un esprit libre, iconoclaste, comme en témoignent son échange avec Le Vif/L’Express et les extraits de son livre.

Simon Leys (76 ans) est un écrivain de combat né avec Les Habits neufs du président Mao (1971), chronique accablante de la Révolution culturelle. Sans la maolâtrie ambiante et les idioties sur l' » homme nouveau chinois  » proférées à l’Ouest, et particulièrement en France, Pierre Ryckmans – son vrai nom -, universitaire belge spécialiste de la littérature classique chinoise, ne serait pas sorti de ses gonds et n’aurait pas pris un pseudonyme pour éviter d’être persona non grata en Chine.

Entré dans le pamphlet politique par indignation, Leys-Ryckmans n’aura de cesse de dénoncer l’imposture des gouvernants et l’aveuglement des intellectuels avec ce mélange d’honnêteté, de courage et de simplicité que George Orwell nommait  » common decency « . Pour autant, le seul sinologue de l’Académie de Belgique (fauteuil 26, celui de Simenon) ne se départira jamais de ses premières amours : la Chine, la littérature, la mer. C’est tout naturellement autour de ces trois piliers qu’a été élaboré ce merveilleux recueil sous le sceau de  » l’inutilité « , au sens où l’entendait le poète du IVe siècle avant Jésus-Christ Zhuang Zi : gratuité, don de soi, générosité. Extraits et interview.

Le Vif/L’Express : Lorsque vous évoquez les figures de Michaux, Chesterton, Orwellà, on voit se dessiner en creux votre autoportrait. Réel ou idéalà

Simon Leys : Nos admirations nous définissent, mais parfois elles peuvent aussi cerner nos manques (par exemple, un bègue qui admire un éloquent causeur, un écrivain crispé et taciturne comme Jules Renard qui vénère la tonitruante prolixité de Victor Hugo ou un romancier concis et pur comme Chardonne qui célèbre le formidable flot de Tolstoïà). Quand on rend visite à quelqu’un que l’on souhaiterait mieux connaître, on est naturellement tenté de regarder les livres de sa bibliothèque : ce n’est pas plus indiscret que de regarder son visage – c’est tout aussi révélateur (bien que parfois trompeur).

Les intellectuels de ce début de siècle se caractérisent-ils toujours par cet étrange cocktail de naïveté politique et de fascination pour les régimes totalitaires ?

Je crois à l’universalité et à la permanence de la nature humaine ; elle transcende l’espace et le temps. Comment expliquer sinon pourquoi les peintures de Lascaux ou la lecture de Zhuang Zi (Tchouang-tseu) ou de Montaigne peuvent nous toucher de façon plus immédiate que les informations du journal de ce matin ? Pour le meilleur et pour le pire, je ne vois donc pas comment les intellectuels du XXIe siècle pourraient fort différer de ceux du siècle précédent. Malraux disait que l’intellectuel français est un homme qui ne sait pas comment on ouvre un parapluie (je soupçonne d’ailleurs qu’il parlait d’expérience ; et personnellement je ne me flatte pas d’une bien grande dextérité). Du fait de leur maladresse et de leur faiblesse, certains intellectuels seraient-ils plus vulnérables devant les séductions du pouvoir, et de son incarnation dans des chefs totalitaires ? Je me contente de constater mélancoliquement la récurrence du phénomène – je ne suis pas psychologue.

Quels sont vos projets ?

Comme je l’évoque dans le post-scriptum de mon essai sur Liu Xiaobo, par la faute d’un agent consulaire belge, mes fils (jumeaux) se sont trouvés réduits à l’état d’apatrides. La faute aurait pu être rectifiée ; malheureusement, elle était tellement grotesque que les autorités responsables n’auraient pu le reconnaître sans se rendre ridicules – aussi fallait-il la cacher. Comme toujours dans ce genre de mésaventure administrative, la tentative de camouflage est cent fois pire que ce qu’elle tente de dissimuler. Le problème devient monumental et rigide, il s’enfle et gonfle comme un monstrueux champignon vénéneux qui, en fin de compte, ne contient RIEN : un vide nauséabond. Ayant jadis passé pas mal de temps à analyser et à décrire divers aspects du phénomène bureaucratique au sein du totalitarisme marxiste, j’ai découvert avec stupeur qu’il avait son pendant naturel dans un ministère bruxellois : des bureaucrates belges placés dans le plus toxique des environnements pékinois se seraient aussitôt sentis comme des poissons dans l’eau.

Je voudrais tâcher de dépasser l’anecdote personnelle pour cerner une leçon universelle. De nombreux lecteurs, victimes d’expériences semblables, m’ont d’ailleurs offert des rapports d’une hallucinante absurdité. J’envisage donc de faire une petite physiologie du bureaucrate. Cela pourrait s’intituler Le Rêve de Zazie – par référence à l’héroïne de Queneau : comme on demande à Zazie ce qu’elle voudrait devenir quand elle sera grande, elle répond :  » Institutrice ! – Ah, fort bien et pourquoi ? – Pour faire chier les mômes !  »

EMMANUEL HECHT; PROPOS RECUEILLIS (PAR FAX) PAR EMMANUEL HECHT

 » Je crois à l’universalité et à la permanence de la nature humaine « 

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