Sexe, drogue et Noriega

En décembre 1989, les Américains décident de chasser du pouvoir le dictateur panaméen, qui fut pourtant un informateur de la CIA. Ses liens financiers avec les cartels colombiens le rendent soudain infréquentable, voire dangereux. L’opération  » Juste cause « , ordonnée par George Bush père, marque le début d’un épisode étonnant.

D’abord, une  » gueule « . Un visage boursouflé, reconnaissable entre tous. Les yeux sont noirs, légèrement bridés, sous un front large et dégarni. La peau est aussi mate, aussi grêlée qu’un ananas mûri au soleil panaméen. Le peuple ne s’y est d’ailleurs pas trompé : pour lui, Manuel Noriega restera à jamais  » Cara de pina « (Tête d’ananas), un surnom sucré pour un maître du double jeu. De 1983 à 1989, il fut soldat et chef d’Etat, allié de la CIA et complice des  » narcos  » colombiens, il eut des maîtresses, des vies secrètes, des valises de dollars, des comptes en Suisse, trois appartements à Paris et reçut même la Légion d’honneur des mains de François Mitterrand, en 1987.

Son destin doit beaucoup aux Etats-Unis. C’est eux, au tournant des années 1960-1970, qui font de ce jeune militaire l’un de leurs relais officieux à Panama. C’est encore eux, à l’orée de la décennie suivante, qui oublient leurs ultimes réticences sur le personnage pour favoriser son ascension. Promu chef des forces armées (PDF) en 1983, il collabore plus que jamais avec la CIA, percevant jusqu’à 200 000 dollars par an. Ambitieux. Il prend vite goût au pouvoir, au luxe. Au point d’échapper à tout contrôleà Le voici bientôt en despote nationaliste, suspecté de jouer en fait sur tous les tableaux, de tromper les Etats-Unis pour mieux servir les caïds du cartel de Medellin. Le Panama, petit pays de 2,3 millions d’habitants, n’est-il pas la  » grande lessiveuse  » de l’argent de la cocaïne ?

Il faut attendre 1987 pour que le vent tourne. Les amitiés de Noriega, et la violence de ses partisans, lassent la Maison-Blanche. Le président George Bush (père) craint ses liens avec Cuba, le Nicaragua, la Libye, et redoute plus encore de perdre toute emprise sur la  » zone du canal « . Arrive l’automne 1989. A Berlin, le mur tombe. Au Panama, Cara de pina persiste à jouer les fiers-à-bras. Les 13 000 GI chargés de sécuriser la zone du canal qui fut sous administration américaine jusqu’en 1979 ne l’effraient pas. Le 15 décembre, il franchit un pas supplémentaire en s’autoproclamant  » leader maximum « , et en déclarant son pays en  » état de guerre « . Mais ses gesticulations ne trompent personne : en réalité, il est très isolé.

 » Allons-y, y en a marre « 

Dans la soirée du 16 décembre, quatre marines basés dans la zone du canal sortent boire un verre dans un quartier sécurisé. En repartant en voiture, vers 21 heures, ils s’égarent et se retrouvent devant un barrage panaméen, non loin de la  » Comandancia « , le siège des PDF. Alors que le chauffeur accélère, des coups de feu claquent. Un lieutenant américain de 24 ans est tué d’une balle dans le dos, deux autres passagers sont blessés. Les Panaméens s’en prennent également à un couple d’Américains témoins de la scène : l’homme est frappé, son épouse, menacée de viol.

Informé de ces incidents, Georges Bush s’emporte.  » Allons-y, y en a marre « , lance-t-il à ses conseillers. Mais une action commando visant le seul Noriega est impossible car celui-ci est d’une méfiance absolue. Il utiliserait des sosies, des déguisements, et ferait préparer ses repas par une femme de confiance – la mère de sa maîtresse préférée, Vicky Amado – pour éviter un empoisonnement. La Maison-Blanche opte donc pour une opération massive, mobilisant 14 000 personnes, en complément des 13 000 de la zone du canal. Cette intervention, baptisée  » Juste cause « , débutera le mercredi 20 décembre à 0 h 45. D’emblée, les troupes américaines ciblent les bases des PDF, les ponts, les aéroports. Sur la cote pacifique, elles investissent la villa de Noriega et divers endroits familiers, mais repartent bredouilles. A l’heure H, il était en fait à La Siesta, dans les bras d’une autre femme. Il avait beaucoup bu, semble-t-il. Sitôt alerté, il a enfilé un pantalon, une chemise, et s’est engouffré, dans un état second, à l’arrière d’une Huyndaï, avec son escorte. Depuis, le groupe circule dans les rues désertes, en quête d’un refuge. Mais les lieux sécurisés se font rares. Noriega se rend tour à tour chez l’un de ses gardes du corps, chez un politicien, chez son avocatà Au passage, il prévient une radio locale qu’il se battra  » jusqu’à la fin « .

Une récompense d’un million de dollars

Dans la journée de jeudi, Panama City sombre dans le chaos. Les magasins sont livrés aux pillards, les combats se poursuivent ça et là, mais les officiers ayant profité du business de la cocaïne tentent de négocier une issue favorable, quitte à lâcher Cara de pina. Vue de Washington, l’opération est donc un succès : les pertes américaines sont limitées (19 morts), le territoire est presque sous contrôle, et la navigation sur le canal, un moment interrompue, déjà rétablie. Deux points noirs, malgré tout : les pillages et Noriega, toujours introuvable. Seuls quelques intimes le savent caché, avec plusieurs collaborateurs, chez un ami fortuné, marchand d’armes et trafiquant de drogue.

Depuis qu’une récompense d’un million de dollars a été promise pour toute information décisive, les appels affluent. On a vu Cara de pina au bordel, dans une ambulance, déguisé en femmeà D’autres le prétendent à l’étranger, ou déjà mort, suicidé. Faute de mieux, les GI récoltent dans ses rési-dences un stupéfiant bric à brac : huit millions de dollars, des photos d’Hitler et de Kadhafi, des revues pornos, trois passeports…

Samedi 23 décembre. Les pillages ont cessé. Les Américains tiennent le pays, mais pas Noriega. Dans la matinée, un informateur leur assure qu’il serait chez un ami trafiquant. En débarquant, les commandos découvrent une luxueuse propriété – palmiers, piscine, salle de sportà – mais le fugitif a déjà décampé vers une autre  » planque « , avec quatre personnes. L’endroit est bien moins confortable : faute de volets, ils sont obligés de ramper pour ne pas être vus !

Craignant qu’il ne devienne un héros aux yeux de son peuple, les Américains cherchent à briser l’image de Manuel Noriega. L’entourage présidentiel le qualifie de  » voyou sniffeur de drogue adepte du vaudou « . A Panama City, des journalistes sont conviés à visiter sa demeure principale. Complétant l’inventaire des soldats, ils remarquent ici un buste de Napoléon, là des ours en peluche vêtus d’uniformes militaires. Le bureau, sans fenêtre, a des allures de forteresse. Les murs sont décorés de photos de femmes nues, de dessins érotiques, de portraits de famille. Sur une table, des CD de musique classique. A l’étage, une autre pièce, remplie de centaines d’armes. Plus loin, une chapelle, avec des aubes de curé prêtes à l’usage. Ailleurs, ce tract de propagande :  » Ici, ce n’est pas le Vietnam, c’est le Panama ! « 

Il menace le nonce de monter une sanglante guérilla

Traqué de toutes parts, Noriega voudrait rejoindre l’une ou l’autre des ambassades amies (Cuba, Nicaragua, Libye) mais les Américains surveillent leurs bâtiments. En revanche, une autre représentation diplomatique échappe à leur vigilance : celle du Vatican. Le nonce apostolique, José Sebastian Laboa, 67 ans, est un homme de caractère, peu suspect de faiblesse à l’égard des  » gringos « . La veille de Noël, le dictateur l’appelle d’une cabine publique, et l’implore de lui accorder l’asile. Le nonce refuse. Mais Noriega insiste, menaçant de monter une sanglante guérilla. Laboa finit par envoyer deux de ses conseillers le chercher en toute discrétion, près d’une station-service. A 15 heures, Manuel Noriega franchit les grilles de la nonciature, suivi de peu par ses collaborateurs. Le chef de guerre a perdu de sa superbe : vêtu d’un tee-shirt gris, d’un bermuda bleu et blanc, il porte une casquette de base-ball. Sur l’insistance du nonce, il dépose ses dernières armes. Laboa l’installe ensuite à l’étage, dans une pièce sombre et austère. La décoration se limite à un crucifix, la télévision est en panne, l’air conditionné désactivé. Dans les jours suivants, le nonce prévient Noriega que, en cas de prise d’otages, les commandos US interviendront. Mais l’essentiel se joue ailleurs, sur le front des mots, de l’image. Les Américains diffusent un rapport de deux pages et demie sur cet homme dépeint comme une personnalité diabolique, portée sur l’alcool et la magie noire. En coulisses, on glosera bientôt sur sa supposée bisexualité, et sa liaison – torride, paraît-il, – avec l’un de ses conseillers.

La nonciature dit le considérer comme un criminel, et non comme un prisonnier politique, mais elle exclut, par principe, de le livrer aux Américains. La guerre d’usure se poursuit. Des haut-parleurs, dressés devant le bâtiment, diffusent des informations sur le gel des comptes ou sur la capitulation des troupes. Entre deux messages, une sérénade assourdissante retentit : des morceaux de heavy metal ou de rock ! Noriega le mélomane a droit à la guitare saturée de Jimi Hendrix sur Voodoo Child, ou au rageur I fought the law ( » J’ai combattu la loi « ) de Clash. Le nonce et son entourage, excédés par ce matraquage sonore, obtiendront après deux nuits sans sommeil le retour au silenceà Laboa préfère privilégier la psychologie. Des heures durant, il parle à son  » pensionnaire « . Pour gagner sa confiance, et l’apaiser, il rétablit l’air conditionné dans sa chambre. Le soir du 31 décembre, il le convie à sa table, devant un plat de pâtes.

Les jours passent. Travaillé au moral par le nonce, et un évêque arrivé de Rome en renfort, Noriega vacille. Pour le convaincre de se rendre, ce 3 janvier 1990, il suffit d’ouvrir les fenêtres, et de tendre l’oreille. Non loin de là, 10 000 opposants hurlent  » Tuez cet Hitler ! « . Certains brandissent des ananas, plantés sur des bâtons.

– Vous pourriez finir lynché comme Mussolini, glisse Laboa. C’est à vous de décider.

– Votre solution est la meilleure, convient Noriega.

A 17 h 30, la Maison-Blanche accepte ses trois conditions : un appel téléphonique à sa femme, réfugiée à l’ambassade cubaine ; la présence d’un officier américain ; l’absence des médias. Une exigence vestimentaire, enfin : son uniforme de général. Tandis qu’un soldat file en chercher un dans ses armoires, Manuel Noriega se prépare à quitter les lieux.

Il se rend aux Américains une Bible en main

A 20 h 44, il remet au nonce une lettre destinée au pape, et franchit enfin la grille, une Bible en main. Transféré en hélicoptère vers une base militaire des environs, il est pris en charge par la DEA, l’agence de lutte contre le trafic de drogue. Un Hercules C130 le conduit ensuite en Floride. Encore quelques heures et il sera un détenu presque ordinaire, numéro d’écrou 41 586.

Tandis que ses services saluent le  » travail herculéen  » de Laboa, George Bush se réjouit d’avoir limité les pertes américaines (23 morts contre au moins 500, côté panaméen). A Hollywood, le réalisateur Oliver Stone songe déjà à un film avec Al Pacino dans la peau de Noriega. Le projet, trop onéreux et trop risqué, ne verra jamais le jour, mais Tête d’ananas restera un personnage d’exception, entre Histoire et Série noire.

PHILIPPE BROUSSARD; P. B.

Dehors, les haut- parleurs US diffusent du heavy metal et du rock, comme I fought the law de Clash

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