Seuls au monde

Fils ou filles d’ours, de loups, de chiens, de porcs, ou abandonnés à leur triste sort, les enfants sauvages défraient la chronique depuis l’Antiquité. Mythe ou réalité ?

(1) A paraître chez Gallimard, en décembre 2004.

Lorsqu’elle paraît, la première fois, face aux habitants du hameau de Songy, en Champagne, la drôlesse va nu-pieds, vêtue de haillons, tignasse en bataille, balançant un gourdin à moulinets menaçants. Le diable en personne ! En dépit du coup de massue qui étend le molosse lâché dans ses mollets, la démone est capturée : conduite aux cuisines du château d’Epinoy, visiblement affamée, elle écorche vite un lapin, qu’elle mange tout cru. On lui donne une dizaine d’années. Et plus tard, une origine esquimaude : vers 1730, un trafiquant d’esclaves en provenance du Labrador l’aurait vendue, ou perdue, à son retour en Europe… Possible, mais douteux : il est plus tentant d’imaginer que sa naissance (française) fut clandestine, et que, reculant devant un crime, on a préféré élever cette vilaine fille dans quelque retraite cachée, avant de l’affranchir. Son sort émeut ses contemporains. Mais, démarche de brute et poils hirsutes, la description de l’inconnue correspond à l’image qu’on se fait alors des  » sauvages  » :  » Il est piquant de noter qu’elle sera baptisée Marie-ôAngélique » Leblanc, un nom de conjuration « , souligne l’anthropologue Lucienne Strivay, maître de conférences à l’ULg et auteur d’un livre sur  » les enfants sauvages, du vie siècle à nos jours  » (1).

Romulus et Rémus. Mowgli. L’enfant loup de Wetteravie. Ceux des Pyrénées, sautant de rocher en rocher comme des isards. Les garçons-gazelles de Mauritanie. Les gamins roumains et leurs meutes de chiens. Sans oublier le plus célèbre, Victor de l’Aveyron, l’enfant sauvage popularisé par Truffaut dans un film de 1970. Le thème est étrange, dérangeant. Au carrefour des sciences naturelles, de la philosophie, de la sociologie, de la pédagogie, de la linguistique et du droit, c’est surtout  » un domaine connexe au mythique « , relève Lucienne Strivay. Toutes ces histoires de mômes abandonnés, survivant dans des environnements hostiles, présentent en effet forcément des lacunes : on arrive rarement à communiquer avec ces  » héros « , ou à évaluer leur parcours et la durée de leur isolement. Ces récits attirent donc la fiction.  » Les chercheurs ignorent dans quelle discipline les ranger. Ni, au fond, quelle crédibilité leur accorder…  »

Pures inventions ou faits divers extraordinaires ? Les enfants sauvages peuvent-ils vraiment exister ? La question est essentielle.  » De tout temps, elle a vu s’opposer deux courants de pensée : ceux qui envisagent qu’il est possible de vivre en dehors de toute société humaine, précise l’auteur, et ceux qui estiment cette idée impensable.  » En réalité, le débat occupe un terrain miné, d’autant plus sensible qu’il concerne notre animalité.  » Il subsiste, chez la plupart des gens, une terrible aspiration nostalgique, qui voudrait qu’une communication bienveillante passe entre les fauves et nous. Beaucoup aimeraient y croire. Chez d’autres, en revanche, cette éventualité suscite une très forte répulsion.  » Ici, la difficulté d’authentifier ces phénomènes tient d’abord à leur nombre restreint (120 cas relevés dans la littérature mondiale, à travers les siècles) ainsi qu’à la rareté des témoignages, partiellement contestables. Même si, en 1758, le naturaliste Carl von Linné confère à l’ homo ferus (l’homme sauvage), l’honneur d’une espèce à part (caractérisée par la quadrupédie, l’absence de parole et la forte pilosité), tous les épisodes recensés proposent, finalement, loin d’une uniformité, des histoires assez singulières et très anecdotiques. Enfin, pour ne rien arranger,  » même les spécialistes du comportement animal s’affrontent sur la réalité de la prise en charge, par des mammifères femelles, de petits d’homme « , ajoute Lucienne Strivay.

Dans la tanière

Il est vrai que certains animaux font parfois de bons parents, y compris pour des jeunes d’autres espèces. Le scénario suivant reste donc plausible : une louve ramène entre ses crocs un marmot vivant, qu’elle destine à ses louveteaux, pour l’apprentissage de la chasse. Il suffit que ces derniers soient justement repus et fatigués pour que cette proie, devenue inutile, soit abandonnée dans la tanière. Là, l’enfant s’imprègne de l’odeur des canidés. Rien ne l’empêche de partager leur nourriture carnée.  » Ou les tétées : comme toute femelle allaitante, la louve trouve un soulagement à être traite. A l’instar des chiens, elle se régale aussi, à l’occasion, des excréments humains « . Une symbiose s’est installée. Etrange ? Qu’un enfant suce le pis d’un animal peut paraître bizarre, de nos jours. Naguère, la pratique n’avait rien d’étonnant.  » Jusqu’en 1945, le Larousse ménager illustre d’ailleurs le sujet par le dessin d’un nourrisson accroché directement à la mamelle d’une chèvre, que tient fermement une grande s£ur.  » La protection d’enfants par des ours, bêtes réputées peu sociables, possède elle aussi une explication qui tient la route.  » Les femelles mettent bas au cours de l’hibernation, poursuit l’auteur. Tandis que leurs petits s’abouchent aux mamelons pour des mois, elles se contentent de dormir. Un enfant perdu, affamé et frigorifié, qui ramperait dans une caverne à la recherche d’un abri, pourrait tirer profit de cette chaleur animale.  »

Le sauvetage par d’autres animaux semble, lui, plus énigmatique. Il renvoie tantôt à des légendes, tantôt à une réalité nettement plus sordide. La découverte d’enfants moutons ou d’enfants porcs trahit sans doute des situations de maltraitance extrême, où des rejetons indésirables ont été contraints de grandir enfermés dans des bergeries ou des porcheries. Leur existence rejoint celle des enfants-placards, dont Genie, mise au jour en 1970, incarne sans doute encore l’icône la plus pathétique. Cloîtrée par son père et sa mère aveugle dans une arrière-maison de Californie, ligotée en permanence à une chaise percée, la jeune fille a 13 ans au moment de sa délivrance. Privée de lumière et de sons, elle ne parle quasi pas, sauf pour murmurer  » Stop it « . Une aubaine pour les psychologues, qui se disputeront sa réhabilitation, menée sur le modèle préconisé par Jean-Marc Gaspard Itard, le tuteur au c£ur d’or de Victor de l’Aveyron. L’interminable convalescence de Genie se poursuivra toutefois dans de nombreuses institutions pour arriérés mentaux…

 » Je suis venu, calme orphelin, Riche de mes yeux seuls yeux tranquilles, Vers les hommes des grandes villes : Ils ne m’ont pas trouvé malin…  » En 1881, le destin de Kasper Hauser, jeune idiot tombé du ciel sur la place de Nuremberg (et probablement séquestré de longues années auparavant), bouleverse Paul Verlaine. L’adolescent tient à peine debout et, surtout, s’exprime comme un bébé de 2 ans… Les facultés très limitées des enfants sauvages renvoient toujours à la même incertitude : sont-elles la cause, ou la conséquence de leur isolement ? Les a-t-on rejetés en raison de leur arriération ? Ou est-ce la déréliction qui a, lentement, engendré des créatures aussi débiles ?  » On sait que l’abandon, l’absence de stimulations a des conséquences affolantes sur le devenir des êtres humains « , rappelle Lucienne Strivay.

Amala et Kamala

Le dossier des petites Amala (2 ans) et Kamala (8 ans), fillettes louves capturées à Midnapore (Inde) en 1920, ne manque pas d’arguments : les témoignages et les photos d’époque confirment les caractéristiques communes aux humains sauvages û préférence alimentaire pour le cru, perceptions visuelle, olfactive et auditive aiguës, endurance, insensibilité au chaud comme au froid, intolérance vestimentaire, indifférence sexuelle. Une affaire crédible, a priori. Mais on a aussi évoqué l’hypothèse que les gamines, déficientes mentales, furent les actrices involontaires d’une pièce montée, destinée à attirer l’attention sur leur village. Les cas récents d’enfants chiens en Roumanie (2002), en Ukraine (1999) et en Russie (1998) sont aussi sujets à caution :  » Quand on creuse un peu, on réalise qu’il s’agit rarement d’ôadoptions plénières » par des chiennes, mais d’une grande proximité entre bêtes errantes et orphelins livrés à eux-mêmes « , estime la spécialiste. Celui de l’enfant singe d’Ouganda (1991), pour lequel il existe des documents vidéo, semble moins clair : abandonné vers 2 ou 3 ans, le garçonnet, qui présente un réel déséquilibre psychique, aurait bien survécu en compagnie de vervets jusqu’à sa capture, vers 7 ou 8 ans. Le fait que John Ssebunya fût repéré entièrement velu trouve son explication dans l’habitude qu’il avait de dormir dans le nid des primates û et de ne jamais se laver.

Comment ces enfants aboutissent-ils dans la nature ?  » La plupart des cas apparaissent dans des pays qui traversent des crises, explique l’anthropologue. Comme Jean de Liège (dans nos régions, en 1630) ou Baby Hospital (en Sierra Leone, en 1984), perdus par accident lors de la fuite de leurs parents face à un ennemi, beaucoup se retrouvent isolés par les guerres.  » En 1998, la chute de l’économie russe a jeté dans la rue quelque deux millions d’orphelins. Aujourd’hui, dans tous les lieux explosifs de la planète, des millions d’autres luttent, parfois très jeunes, et seuls au monde. Beaucoup périssent sans laisser de trace. Quelques-uns survivent. Peut-être avec l’aide d’animaux domestiques… ou de fauves.

Des êtres étranges

Curieusement, les premiers enfants sauvages (beaucoup finiront dans des cirques) sont tous découverts en Europe.  » C’est un concept typiquement occidental, ajoute Lucienne Strivay. Quand on commencera à en repérer en Inde ou en Afrique, leur découverte, sur d’autres continents, sera toujours le fait d’hommes de culture occidentale û coloniaux, militaires, explorateurs.  » Pourtant, ces phénomènes ont vraisemblablement existé partout. L’explication de cet aveuglement relatif repose sans doute sur le concept de nature, qui n’est pas universel. En effet, dans certains types de cosmologie, l’univers naturel n’est pas aussi distinct de la sphère culturelle que chez nous. Que la nature comporte alors des êtres étranges, mixtes, à mi-chemin entre l’homme et l’animal apparaît, là-bas, comme quelque chose de non-préoccupant.  » Dans le naturalisme occidental, avec sa coupure nature-culture très rigide, ajoute Lucienne Strivay, on trouve en outre une ôcontrainte à l’humanité » : il importe de rapatrier les enfants sauvages dans la civilisation, pour les sauver.  » Pas de chance pour Victor, Kamala et les autres, dont les évasions répétées n’ont cessé de démontrer, au fil des siècles, que leur plus vif souhait restait de fuir, à jamais, la compagnie de leurs semblables.

Valérie Colin

La découverte d’enfants moutons ou d’enfants cochons renvoie sans doute à des situations de maltraitance aiguë

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