Sémélé, c’est malin !

Jamais la Monnaie n’avait présenté Sémélé d’Haendel. Jamais non plus elle n’avait confié les rênes d’un opéra baroque à un designer chinois, ni fait appel à un mécène étranger… Pour sa rentrée, la première scène lyrique du pays donne le ton : échanges audacieux, saveur exotique, grain de folie…

L’histoire est toute banale : consentante, la princesse thébaine Sémélé est enlevée par Jupiter, qui a pris pour l’occasion forme humaine – parce qu’on imagine bien que le père des dieux, l’homme au foudre, uni à une simple mortelle, ça risquait de provoquer de sacrées étincelles. Dans un lieu caché, les tourtereaux vivent ainsi une romance heureuse. Sauf que la déesse Junon, l' » officielle  » de Jupiter, ne l’entend pas de cette oreille : ayant revêtu les traits d’Ino, s£ur de Sémélé, elle convainc cette dernière de réclamer de son amant qu’il lui dévoile sa formidable apparence divine. Très mauvais plan : Jupiter refuse, met Sémélé en garde mais, victime d’une ruse, ne peut finalement éviter que son apparition (avec éclairs, tonnerre et tout le saint tremblement électrique) ne consume littéralement sa bien-aimée… Malgré le déchaînement des éléments, c’est tendre, charmant, délicat, basé à la fois sur des mythes gréco-romains et des thèmes bibliques.

Un créateur chinois déjanté

Opera seria ou oratorio (les puristes se divisent sur la question), Sémélé, créé en 1744, est l’une des 600 pièces signées Georg Friedrich Haendel, un baroqueux hyper-prolifique qui réalise alors, magistralement, la synthèse des traditions musicales de son époque. C’est donc une £uvre radicalement occidentale. Et c’est cette £uvre bien de chez nous, qui allie la verve et la souplesse d’inspiration italienne, la majesté du Grand Siècle français, le sens de l’organisation des Allemands et le sentiment religieux des Anglais, que la Monnaie et un mécène étranger (la KT Wong Foundation) ont pris le risque de confier à Zhang Huan, un créateur chinois de 44 ans, touche-à-tout franchement déjanté, tourmenté, sensuel – et plutôt sympathique au demeurant ( lire son entretien en page 8).

Mais qu’est-ce qu’un performer asiatique contemporain, qui use volontiers de son corps comme planche d’expérimentation, peut raconter d’une légende vieille de trois mille ans, interprétée par un compositeur germanique du xviiie siècle et présentée enfin au public bruxellois ? Peter de Caluwe, directeur général de la Monnaie, a la mine réjouie du gamin qui vient de fomenter – mais pas tout seul – une blague extravagante.  » Il y a deux ans, la mécène sino-malaysienne lady Linda Wong Davies ( NDLR : fondatrice et présidente de la Kee Tat Wong Foundation, érigée en mémoire de son père, homme d’affaires philanthrope et fervent admirateur de musique classique) est venue nous soumettre son projet : faire monter à la Monnaie (et là d’abord, parce qu’elle est fan de notre maison depuis longtemps) un opéra d’Haendel par un artiste chinois… Après délibération, il nous a semblé que seul Zhang Huan, créateur très sensible, très physique et sans a priori sexuel, pouvait produire une vision originale des relations entre dieux et humains, entre ciel et terre.  »

Certes, sur terre, il a parfois fallu solidement l’y arrimer, le turbulent designer : Zhang Huan, qui n’a jamais travaillé d’opéra de sa vie, se révèle aussi bouillant d’imagination que gourmand dans ses ambitions. Chassées, donc, certaines de ses lubies : convoquer sur scène toute une ménagerie vivante, ainsi qu’un géant…  » Ce décor, admet de Caluwe, aurait par trop ressemblé à celui du Grand Macabre.  » ( NDLR : l’opéra de György Ligeti, joué à la Monnaie en avril dernier.) Pour canaliser les idées fofolles de Zhang Huan, il y eut beaucoup de discussions, assure-t-on,  » mais jamais de tensions « . L’homme de Shanghai a reçu carte blanche pour explorer les thèmes universels de l’amour, de l’ambition, de la jalousie, de l’envie, de la trahison et de la rédemption.  » Mais nous voulions vraiment un flavour chinois « , insiste de Caluwe. Plus classe, bien sûr, que les calligraphies dorées des lampions incarnat des restos chinuzes : une succulence de pays lointain, un parfum d’Empire céleste rendu tangible par tout un système de pensée, moins éloigné du nôtre qu’il n’y paraît. Ainsi que par l’engagement, aux costumes, de la styliste Han Feng, figure new-yorkaise de la mode  » Shanghai chic  » – elle habille notamment Nicole Kidman, Gwyneth Paltrow et Jessye Norman – et, dans les rôles-titres, les deux meilleures (mezzo)-sopranos chinoises du moment – Ying Huang (Sémélé) et Ning Liang (Ino et Junon).

La production, jure-t-on, sera cependant  » sobre « . Dirigée par le chef d’orchestre français Christophe Rousset, spécialiste de l’esthétique baroque, on la devine toutefois teintée de  » quelques passages où il sera néanmoins permis de se demander ce que certaines choses viennent faire sur scène « , admet un de Caluwe prudent… L’authentique temple Ming, arrivé de Chine par bateau, fera écho à un autre plateau, monté à l’extérieur de la Monnaie, celui-là, où chantera notamment une extraordinaire Mongolienne. On trouvera à ses côtés une gigantesque statue de bouddha à trois jambes. Lady Wong Davies la trouve d’ailleurs très symbolique de l’aventure :  » Il fallait ces trois composantes – Haendel, Zhang Huan et la Monnaie – pour rendre ce spectacle possible.  » Et digeste ? Rendez-vous le 8 septembre, pour vérifier si cet opéra à la sauce aigre-douce, tirée d’un livre de recettes de world cuisine, régale effectivement les papilles belges… Et chinoises : en juin 2010, toute l’équipe ira se produire à Pékin puis à Shanghai. Un pari plus imprévisible encore, car, si la musique classique du xixe siècle a fini par percer, là-bas, le baroque y est toujours, assure Lady Wong Davies,  » une vraie weizhi lingyu – une terra incognita « .

Valérie Colin

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