Santé Le mal américain

C’est l’une des priorités d’Obama : réformer un système d’assurance-maladie qui laisse sans couverture 46 millions de citoyens. Tout l’été, les républicains se sont déchaînés contre ce projet. Et, même parmi les élus démocrates, certains hésitent.

DE NOTRE CORRESPONDANT

Ils éructent dans les gradins, au comble d’une rage irrépressible. A la tribune de ce gymnase bondé de Reston, en Virginie, le malheureux Howard Dean tente de placer un mot. Un mot, rien qu’un seul. L’ancien boutefeu des primaires de 2004, devenu patron du Parti démocrate, est venu le 26 août rassurer les électeurs centristes de Barack Obama et leur rappeler, au terme d’un mois de psychodrames télévisés, le bien-fondé d’une réforme du système de santé qui, demain, pourrait enfin adoucir le calvaire des 46 millions d’Américains qui ne disposent pas d’assurance-maladie. Il veut aussi leur parler du projet de sécurité sociale ouverte à tous, et non plus seulement aux retraités ou aux démunis, cette public option qui concurrencerait les assureurs privés ou compenserait leurs carences. Peine perdue.

Evincé voilà cinq ans de la présidentielle à cause de ses excès populistes, Dean n’a rien oublié du folklore des meetings américains ni des insurrections de préau. Mais cette offensive-là est différente. Elle le dépasse. Elle l’inquiète.

Un bon millier de militants de l’ultradroite, arrivés dès l’après-midi à bord d’autocars spécialement affrétés, ont pris place derrière les banderoles des partisans de la réforme, afin de mieux s’imposer dans les images des caméras de télévision. Ils s’emparent du débat, et des micros. Leurs questions, répétées maintes fois à l’identique, stigmatisent les  » mensonges  » des élus présents et sonnent comme des réquisitoires. Au risque de verser dans le n’importe quoi :  » Certaines personnes âgées seront-elles euthanasiées afin de réduire les frais du système ?  » Même Sarah Palin, candidate malheureuse à la vice-présidence auprès de John McCain, il y a un an, a osé évoquer ce scénario de science-fiction.

Elle n’est pas la seule. En un mois de vacances parlementaires, les républicains, minoritaires au Congrès depuis les dernières élections, ont eu tout loisir de traîner le débat sur leur nouveau terrain de prédilection : la rue et ses caniveaux politiques, les ondes furieuses des talk- shows conservateurs, et les meetings embuscades. Le résultat laisse rêveur.

Le 8 septembre, jour de la rentrée du Capitole, de nombreux élus retrouveront leurs fauteuils à la Chambre des représentants et au Sénat, prêts à tous les compromis sur l’un des projets de réforme les plus monumentaux de ces dernières décennies. Rançon des élections sanction de novembre 2008, des démocrates élus dans des circonscriptions conservatrices se sentent soudain obligés de décrier le coût de la réforme, estimée à 1 000 milliards de dollars sur dix ans.

Pendant sa campagne, Barack Obama – ex-travailleur social des quartiers pauvres de Chicago, dans les années 1980 – s’était engagé à mener à bien ce projet, jugé prioritaire entre tous. Devenu président, il a confié l’élaboration de la réforme au Congrès, sous-estimant la vulnérabilité des élus, l’efficacité du lobby des assureurs et l’ampleur de la contre-offensive conservatrice. Résultat, il est apparu un temps distant et déphasé, dépassé par les événements. Puis, lorsqu’il s’est lancé dans sa propre tournée des préaux américains, trop conciliant au goût de ses supporters les plus motivés. En se disant prêt à transiger sur la fameuse  » option publique « , le chantre du consensus a enragé la gauche démocrate, sans pour autant calmer les modérés du parti, qui craignent d’éventuelles hausses d’impôts ou une aggravation du déficit budgétaire – évalué à 1 600 milliards de dollars. Ses sondages honorables, mais réduits de 60 à 50 % d’approbation en deux mois, n’évoquent plus l’Olympe de l’état de grâce, mais seulement l’antre des mortels.

 » Attendez la rentrée, promet un vizir de la Maison-Blanche, et vous verrez que le président tirera les conclusions du blocus républicain. Il va prendre de la hauteur et revenir, comme au temps de la campagne, sur le terrain de la morale américaine. En appelant à la solidarité et à la justice. « 

Les républicains, eux, mobilisent déjà leurs ligues de vertu.  » Quand l’Etat rembourse, le nombre d’IVG augmente, affirme Wendy Wright, présidente du mouvement ultraconservateur Concerned Women for America. Pourquoi changer un système qui marche, malgré ses défauts, et reste le meilleur du monde ? « 

A défaut d’être le  » meilleur  » de la planète, le système américain apparaît surtout comme le plus cher : 18 % du produit national brut (PNB) lui est consacré, alors qu’en France, par exemple, la part de la santé ne compte que pour 11 % du PNB. De telles dépenses aboutissent à des résultats mitigés. Les Etats-Unis se placent au 29e rang mondial en matière de mortalité infantile, au même niveau que la Pologne et la Slovaquie. Pis, selon une récente étude de l’Urban Institute, la première puissance mondiale est bonne dernière parmi les 19 pays les plus développés quant à la fréquence des décès dits  » évitables  » – ces cas de cancer ou d’accidents cardio-vasculaires qu’une détection précoce aurait permis de soigner. Bref, le système souffre d’un très mauvais rapport qualité/prix.

Pourtant, en dépit de ce constat accablant, plus de 6 Américains sur 10 restent persuadés d’être mieux lotis que le reste du monde. Déjà, en 1994, Hillary Clinton, alors première dame, avait dû renoncer à son projet de réforme. Quinze ans plus tard, les Etats-Unis pourraient-ils à nouveau manquer l’occasion de hisser leur système d’assurance-maladie au niveau des autres nations développées ?  » Ce n’est pas exclu, répond Rashi Fein, ponte de l’économie médicale à l’université Harvard et cerveau des commissions spécialisées du Sénat. Car nos citoyens éprouvent une très grande méfiance envers la puissance de l’Etat fédéral. Cela relève d’un mythe, car l’Etat est partout ici. Encore faudrait-il l’admettre. « 

Quelque 80 millions d’Américains sont couverts par des assurances fort comparables aux sécus européennes. C’est le cas des 40 millions de plus de 65 ans, et des handicapés, obligatoirement inscrits au fameux Medicare, une caisse publique instituée en 1965. Par ailleurs, 37 millions de pauvres bénéficient du Medicaid, une assurance régie depuis plus de quarante ans par les différents Etats. Restent tous les autres, soit près de 7 citoyens sur 10 ; eux dépendent des assurances privées fournies, et le plus souvent cofinancées, par leurs employeurs. Un hasard de l’Histoire plus que le produit d’une idéologie.

L’Amérique du New Deal aurait pu, dès l’après-guerre, opter pour un système à l’européenne si les entreprises, dès 1941, n’avaient précédé l’Etat. En mal de main-d’£uvre et soumises au gel des salaires, les industries fidélisent leurs ouvriers en prenant en charge leur couverture santé par le biais de mutuelles sans but lucratif. Dans la croissance et le plein-emploi des années 1950, ce système donne naissance à une nuée d’assurances privées, qui bientôt modulent leurs tarifs en fonction des risques médicaux de leurs clients. Résultat ? En 1957, la moitié des retraités américains, trop pauvres pour se payer une assurance, dépendent des soins caritatifs d’un médecin de quartier ou d’un hôpital public.

Il aura fallu attendre huit ans pour que le président Lyndon Johnson crée enfin le Medicare, puis le Medicaid, réservé aux plus pauvres. En prenant en charge les Américains les plus vulnérables, l’Etat laisse aux entreprises et à leurs assurances privées le vaste marché de la classe moyenne.  » Le système a bien fonctionné pendant vingt-cinq ans, explique Rashi Fein. Car les syndicats étaient assez puissants pour s’opposer aux réductions de couvertures médicales et le prix de la médecine restait abordable. « 

A présent, l’augmentation annuelle de 15 % des frais d’assurance étrangle les PME, principales créatrices d’emploi. Cette hausse incessante est due à l’essor du high-tech médical, aux coûts exorbitants de la recherche pharmaceutique, au vieillissement de la population, autant qu’aux effets pervers du système lui-même.

Car les myriades de compagnies, de contrats, de tarifs et de couvertures ont transformé la médecine américaine en gigantesque bureaucratie privée. Au point que le personnel pléthorique nécessaire au traitement des remboursements chez les médecins et dans les hôpitaux représente à lui seul 13 % du coût des actes médicaux, un record mondial.

De plus en plus mal assurée, la middle class salariée découvre les affres de l’insécurité. Les deux tiers des faillites personnelles et des défauts de paiements de traites immobilières ont pour origine, entre autres choses, des factures médicales non prises en charge par les assureurs. Et le nombre des exclus du système ne cesse de croître.

Jugés trop  » riches  » pour prétendre au Medicaid, 46 millions d’Américains – chômeurs incapables de payer leurs primes ou salariés privés de couverture par des patrons aux abois – n’ont pas d’autre recours que les services des urgences des hôpitaux. Car la loi oblige les établissements hospitaliers à admettre les patients qui se présentent à leur porte, quitte à leur expédier ensuite une facture d’un montant astronomique ou à les transférer vers des hôpitaux publics saturés. A New York, par exemple, près de 1 sur 3 des patients soignés dans le secteur public ne dispose d’aucune couverture médicale.

A Manhattan, Catherine Abate, présidente du Community Health Network (Réseau communautaire de santé), un ensemble de 11 dispensaires financés par l’Etat fédéral, ne cache pas son irritation :  » Près de la moitié de nos patients ne sont plus couverts. Pourtant, depuis sept ans, les profits des assureurs ont triplé. Si la réforme de Barack Obama est votée cet automne, je m’attends à une ruée vers nos médecins. Et j’ai très bon espoir. « 

philippe coste

 » il va prendre de la hauteur et revenir sur le terrain de la morale « 

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