» Sans confiance, on ne peut pas former de gouvernement « 

Le compromis à la belge ? Une formule où chacun est perdant. Dans un ouvrage consacré à la psychologie de la négociation, la professeure Stéphanie Demoulin démonte quelques clichés. Et dissèque les ressorts de la négociation. A mettre entre certaines mains en cette période post-électorale…

Le Vif/L’Express : Dans votre ouvrage, vous affirmez que plus il y a d’enjeux multiples dans une négociation, plus on favorise la conclusion d’accords créatifs et satisfaisants pour tous. Or en politique, on a peu l’impression que les négociateurs recherchent des accords créatifs…

Stéphanie Demoulin : Le problème est que ces interlocuteurs entrent généralement en discussion en étant en opposition, ce qui bloque toute démarche créative. Dans le cas des actuelles négociations gouvernementales, on pourrait se permettre d’être créatif car les enjeux sont en effet multiples. Pour les francophones, disons que l’enjeu est essentiellement économique et pour les néerlandophones, identitaire, même si ce postulat appelle des nuances. La première chose à faire est de mesurer l’importance de ces enjeux pour chacune des parties. Une fois les priorités de chacun établies, les négociateurs peuvent se permettre d’être créatifs en faisant des concessions importantes à l’autre en échange de contreparties élevées. Mais il faut pour cela une volonté d’aboutir et des priorités distinctes pour chaque camp. Or, dans les discours politiques, les priorités évoluent en permanence, en fonction de l’actualité.

Tout indique aussi que l’électorat flamand, par exemple, ne se mobilise pas pour un seul et même enjeu…

Certains des électeurs flamands sont motivés par une préoccupation économique et d’autres, par une préoccupation identitaire. Il est donc très difficile pour leurs représentants politiques de répondre à toutes leurs attentes. Et d’autant plus difficile que dans le camp d’en face, on a l’impression que tous les Flamands sont les mêmes, sans reconnaître la variété qui existe à l’intérieur de cette communauté.

A vous lire, une bonne négociation se déroule dans un climat constructif, en cherchant une solution qui permette à tous d’atteindre au moins quelques-uns de leurs objectifs, avec une certaine confiance. Le milieu politique ne donne guère cette image-là…

La négociation politique est de plus en plus complexe, entre autres en raison du profil des personnalités qui négocient et du passé qui laisse des traces dans les relations entre certains présidents de parti. Mais on n’a pas le choix. Compliqué ne veut pas dire impossible, à condition de travailler pour cela. On a vu ailleurs se conclure des accords autrement plus difficiles, par exemple entre Palestiniens et Israéliens. C’est donc possible en Belgique, mais cela nécessite, avant de négocier sur le fond, d’instaurer la confiance et d’expliciter les enjeux pour chacune des parties. Cela prend du temps. Mais vouloir conclure rapidement n’est pas une solution. Le traumatisme de 2010 ne doit pas conduire les interlocuteurs à vouloir aller vite à tout prix.

La négociation ne doit pas être strictement compétitive, selon vous, sous peine d’échouer ou de mener à un piètre accord. Vous rappelez même que certains auteurs, en psychologie sociale, parlent de la négociation comme d’une danse, qui allie compétition et coopération.

Effectivement. Là, les électeurs ont un rôle à jouer. Car leurs représentants sont souvent persuadés que leur électorat attend d’eux qu’ils soient compétitifs à tout prix. Or s’ils comprenaient que leur public souhaite davantage de coopération que d’affrontement, ils pourraient travailler dans un esprit plus constructif. Mais cela ne fonctionne que si tout le groupe se prononce pour une démarche consensuelle.

Pour obtenir davantage de concessions de la partie adverse, il faut insister sur ce qu’elle va gagner dans l’accord et non sur ce qu’il va lui coûter, écrivez-vous.

On fonctionne tous en termes de gains et de pertes. Mais c’est une question de perception. Dans une négociation, les deux parties pensent souvent, chacune, qu’elles perdent et que l’autre gagne. C’est cette focalisation sur la perte qui braque la perception de l’accord conclu. Il faut mettre en avant ce qui est gagné, car c’est l’interprétation que l’on fait qui engendre la satisfaction ou l’insatisfaction, au final.

En 2010, la proposition mise sur la table par Bart De Wever, alors clarificateur, avait braqué les partis francophones. Avez-vous le sentiment qu’il a tiré les leçons de cet épisode ?

Il y a quatre ans, l’offre de Bart De Wever était trop extrême. Toute proposition extrême est offensante pour les autres interlocuteurs, qui coupent généralement court aux discussions. En 2010, Bart De Wever n’était pas entré en discussion. Son programme était à prendre ou à laisser. Dans un tel contexte, l’autre camp ne peut que réagir négativement car il a le sentiment qu’il n’est pas reconnu et que sa voix n’est pas entendue. A l’époque, la N- VA avait un certain pouvoir, du fait de son poids électoral, mais elle avait une mauvaise perception de ce que ce poids voulait dire. En se croyant indispensable, elle a cru qu’elle pouvait imposer son point de vue. Or, en vertu de ressorts psychologiques, les gens préfèrent toujours s’associer à des groupes moins puissants, qui en demandent moins. La N- VA n’était pas dans ce cas de figure : elle s’est fait éjecter de la négociation.

Il me semble que Bart De Wever adopte aujourd’hui une attitude moins assertive et plus ouverte. Même s’il bluffe, il n’est en tous cas pas arrogant par rapport aux francophones.

De multiples études indiquent, selon vous, que la coopération mutuelle débouche sur des résultats supérieurs à ceux que l’on obtient dans un contexte strictement compétitif.

Effectivement. Certes, tout le vocabulaire politique est guerrier – ne parle-t-on pas d’opposition au Parlement ? – mais il est possible de changer ce système. Quand un parti de l’opposition soutient une proposition formulée par l’équipe au pouvoir, comme Ecolo lors du vote sur la 6e réforme de l’Etat, c’est le cas. Mais cela demande une réflexion de fond sur la perception de ce qu’est la politique et sur la manière de la mener.

Une négociation ne peut réussir que si les interlocuteurs se font un minimum confiance. Or on sait que les uns et les autres se sont parfois trahis par le passé…

S’il n’y a pas de confiance, on ne peut pas former de gouvernement. Le problème, c’est qu’à chaque élection, on remet les compteurs à zéro et qu’à l’approche des scrutins, les comportements entre ex-alliés se modifient, vu l’enjeu. Il faut aussi distinguer ce qui se passe devant et hors caméras, à cause du jeu médiatique.

Dans la situation actuelle, un accord vous semble-t-il possible ?

On transmet l’idée que rien n’est possible avec la N-VA. Or ce n’est pas forcément vrai, sauf peut-être avec le PS. Chacun des interlocuteurs peut avoir des positions fortes et des limites claires sur des enjeux qui lui paraissent essentiels tout en faisant des concessions sur d’autres points qui sont moins majeurs pour lui. C’est ce que j’appelle la ferme-flexibilité. Aux interlocuteurs à travailler entre ces deux extrêmes. La difficulté, c’est que, souvent, les négociateurs adoptent une attitude de fermeté sur tous les enjeux de la discussion, ce qui ne laisse aucune marge de manoeuvre.

Le compromis, que vous définissez comme une stratégie dans laquelle tout le monde est perdant, n’est donc pas un but à poursuivre ?

Non. Dans un compromis, on coupe la poire en deux sur tous les enjeux, sans distinguer ceux qui sont essentiels pour les uns ou les autres, et personne n’est satisfait. Cela génère des frustrations qui ne font que se reporter sur la négociation suivante. La technique dite de l’échange des bons procédés, en revanche, consiste à travailler sur tous les enjeux en même temps en acceptant de ne rien gagner du tout sur un enjeu que l’on ne juge pas capital pour tout gagner sur un point essentiel.

Le compromis est pourtant généralement présenté comme une vertu…

Parce que qu’il est culturellement transmis comme étant une solution positive, qui ne fait ni gagnant ni perdant. Le compromis donne l’impression d’une solution juste. Et les gens veulent vivre dans un monde juste…

Stéphanie Demoulin, professeure de psychologie sociale à l’UCL, auteure de l’ouvrage Psychologie de la négociation – Du contrat de travail au choix des vacances, Ed. Mardaga.

Entretien : Laurence van Ruymbeke

 » La négociation politique est de plus en plus complexe… Mais on n’a pas le choix. Compliqué ne veut pas dire impossible, à condition de travailler pour cela  »

 » Dans une négociation, les deux parties pensent souvent, chacune, qu’elles perdent et que l’autre gagne  »

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