Sadisme
Pour son premier album studio en dix ans, Soldier of Love, Sade revisite sa formidable soul hypnotique, sans frasques ni effets indus. Noire minéralité qui nous rince d’un profond sentiment d’humanité.
Juillet 1984, une sublime métisse chante Your Love Is King à la télévision anglaise et, bientôt, dans tous les charts de Grande-Bretagne et du continent. Ce qui séduit, davantage encore que la mélodie réglisse ou le sax encanaillé typique de ces années-là, c’est la voix, vaguement dédaigneuse et hyper-sensuelle. Comme si on en avait taillé les graves dans les rigueurs obligatoires de l’amour. Ou déposé les basses dans une société de copyright, ce qui, vu la personnalité du timbre, semble superflu. La profondeur de l’organe n’a d’égale que la pose détachée de son interprète, pratiquement immobile sur le groove métronomique des morceaux. On découvre Sade – prononcez Shadé – qui est à la fois le nom du groupe et le pseudo de sa chanteuse anglo-nigériane de 25 ans, Helen Folasade Adu, née à Ibadan et arrivée en Angleterre à l’âge de 4 ans.
Rythmes opiacés
Your Love Is King est un carton en or massif, et l’album dont il est extrait, Diamond Life, se vend à plusieurs millions d’exemplaires, emblématique du meilleur des années 1980, tout comme ses successeurs Promise (1985) et Stronger Than Pride (1988), énormes succès des deux côtés de l’Atlantique. Avec un brin de confusion idéologique, puisque certains font de Sade – et de son look de modèle glacé dans l’ébène – la BO des années Thatcher, alors que l’artiste et ses musiciens supportent financièrement – et discrètement – la grève des mineurs anglais.
Un quart de siècle plus tard, Sade est désormais un discret empire commercial – cinquante millions d’albums vendus et 30 millions de livres sterling de patrimoine perso – et le symbole d’une élégance intemporelle que vient confirmer Soldier of Love, premier disque studio depuis 2000. Sade sait se faire désirer, menant une vie recluse dans un village du sud-ouest de l’Angleterre : ses amis la surnomment d’ailleurs Howie, diminutif d’Howard Hugues… On a peu entendu parler de son mariage avec le cinéaste espagnol Carlos Pliego, en 1989, pas plus que du divorce survenant six ans plus tard ou de la naissance d’une fille en 1996.
Toujours entourée des mêmes musiciens qu’à ses débuts – Stuart Matthewman, Andrew Hale et Paul S Denman – la chanteuse propose 10 nouvelles plages musicales enregistrées aux studios Real World de Peter Gabriel, près de Bath. Leur langueur ne s’est nullement travestie – ou adaptée – aux sonorités actuelles : pas de guest intempestif, d’insert hip-hop ou de descente techno. Non, une collection obstinée de rythmiques opiacées qui vous mettent en état second prolongé. Quarante et une minutes cinquante-huit secondes de soul ouvertement mélancolique, dans un exceptionnel équilibre entre volonté de ne rien surligner et plaisir manifeste de créer une suavité permanente.
Cet écrin, qui tutoie nos peurs et forces intimes, a la capacité sensuelle d’éloigner – à jamais – Sade d’un commun jazz-lounge pour ascenseurs internationaux. Il faut entendre le beat martial de Soldier of Love, les cordes esseulées de Long Hard Road, l’accroche vintage d’ In Another Time ou encore rentrer dans le divin flanc de Morning Bird et ses accords épars de piano, pour accréditer un sens de l’espace et du placement, imparables. Hormis peut-être Babyfather – sur le sens de la paternité – qui sonne d’un reggae presque débonnaire, ces chansons sentimentales sont plus à absorber, lumières et craintes en veilleuse, qu’à danser. Sauf, bien sûr, si le slow collé-frotté est la vocation maison.
CD Soldier of Love, chez Sony Music.
PHILIPPE CORNET
ses chansons sentimentales sont plus à absorber qu’à danser
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