Sabena: enquête ou information?

Philippe Toussaint, rédacteur en chef du Journal des Procès

On fait couramment remonter la séparation des pouvoirs à Montesquieu. Comme souvent, on fait dire l’auteur de l’Esprit des lois ce qu’il n’avançait, en l’espèce, qu’avec prudence. L’idée est pourtant vieille comme la démocratie. Il en était déjà question en Grèce, au quatrième siècle avant notre ère. Il en était déjà question en siècle dit avec raison celui de Périclès, homme d’Etat par excellence. Comment, simplement dit, peut-on limiter le pouvoir de celui qui, pour une raison ou pour une autre, le détient? La réponse est évidente: en le fractionnant. Périclès ne résolut pourtant jamais le problème, il l’éluda. Une recette qui servit abondamment certains de nos hommes politiques et, qu’en termes moins élégants qu’au siècle de Périclès, on nomma la « mise au frigo ». C’était la même chose: si Périclès garda le pouvoir pendant plus de cinquante ans c’est, dirions-nous aujourd’hui, qu’il retira régulièrement l’épineuse question de l’ordre du jour des assemblées.

Le fait majeur que ce soit à l’époque de Périclès ou aujourd’hui, c’est que le pouvoir répugne par nature à se partager, à se limiter. On n’y consent, le cas échéant, qu’avec des pieds de plomb et jamais loyalement. Exemple illustratif: celui des enquêtes parlementaires dont il est question à l’article 40 de la Constitution, un droit reconnu aux deux chambres, de manière il est vrai très lapidaire. Longtemps, on ne sut jusqu’où allait ce droit, ni surtout quelle était son étendue. On convient généralement aujourd’hui qu’il est sans limite, ce qui est beaucoup, trop peut-être, car qui trop embrasse, mal étreint … Ainsi a-t-on vu nombre de ces commissions décevoir et, selon le mot de Raymond Langendries, président de la commission d’enquête sur la faillite de la Sabena, le laisser, sinon amer, au moins « frustré ». Le mot mérite qu’on s’y attarde un instant ,dans la mesure où nul ne met en doute l’honnêteté du président de la commission d’enquête sur la faillite de la Sabena, événement dont on ne finira pas de sitôt de mesurer l’ampleur. Frustrer signifie priver quelqu’un de ce qu’il espérait, ou encore de ce qui lui était dû. Le mot n’est pas synonyme de frauder, mais il y est apparenté en ce qu’on ne fruste jamais légitimement.

Il en résulte qu’on a indûment privé les 15 membres de la commission d’enquête sur la faillite de la Sabena de ce qu’ils étaient en droit de savoir et de nous faire savoir. On n’a pas utilisé le vieux truc de la mise au frigo mais, ce qui est plus subtil, on a rendu les conclusions de l’enquête proprement imbuvables. Tout y est, dit-on, et il n’y a qu’à – la peste soit jusqu’à la troisième génération des « Iniaquistes »! – ajouter dans le texte final du rapport les noms, que tout le monde connaît, de ceux qui, à telle ou telle époque étaient responsables de tel ou tel secteur. C’est vrai et c’est faux. On n’utilise jamais une périphrase innocemment et la différence saute aux yeux qu’entre « J’accuse telle personne d’avoir fait telle chose  » et « J’accuse celui qui, à l’époque, était en charge », il y a une distanciation qui permet toutes les interprétations, les ressources du langage étant inépuisables. Le rapport de la commission d’enquête relative à la faillite de la Sabena est, à cet égard, un extraordinaire florilège d’hypocrisies, mais d’hypocrisies que nul ne peut dénoncer sans s’entendre opposer: « Quoi! vous prétendez qu’on n’accuse nommément personne d’avoir menti, mais relisez notre texte, vous y verrez, à telle page, que telle personne n’a pas dit la vérité! ». On entre alors dans un très fin distinguo entre dire la vérité et dire le vrai, la vérité étant le vrai relatif. Après quoi, nous pouvons bien, tous autant que nous sommes, aller nous coucher!

Enquêter, c’est chercher à découvrir, tandis que s’informer dit beaucoup moins. On s’informe par curiosité, comme on demande des nouvelles de quelqu’un, plus ou moins distraitement, et parfois sans même écouter la réponse ainsi que chacun fait quand on demande à telle ou telle personne de nos connaissances comment elle va, sans écouter vraiment la réponse d’ailleurs convenue, en sorte qu’il serait choquant de s’entendre répondre « mal! ». C’est ce qui définit bien, me semble-t-il, l’enquête parlementaire sur la faillite de la Sabena: il était apparemment incongru d’enquêter tandis qu’on devait seulement s’informer, entre gens, si j’ose dire, de bonne compagnie.

La seule conclusion possible est celle de M. Langendries: les commissions d’enquête parlementaires ne devraient pas être composées de parlementaires! La justice devrait suffire mais, comme le pouvoir ne se partage jamais facilement ni sans réticences, ce n’est pas de sitôt qu’on fera un nouveau procès de ministres et de politiques, comme avec l’affaire Agusta-Dassault. Même si la faillite de la Sabena est d’évidence frauduleuse, ce qui théoriquement regarde la Justice et devrait conduire à des inculpations, non à des démissions.

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