Rubens, entre rage et extase

Guy Gilsoul Journaliste

Il aura côtoyé la mort, le mépris et la pauvreté avant de devenir le génie du baroque. A l’occasion de l’année Rubens, plus de 160 ouvres sont réunies à Lille afin de mieux cerner l’univers hors norme du peintre

Rubens. Lille, palais des Beaux-Arts, place de la République. Jusqu’au 14 juin. Tous les jours, sauf le mardi, de 11 à 19 heures. Nocturne le vendredi jusqu’à 21 heures. Tél. : +33 3 20 06 78 00. Réservations : Fnac, www.ExpoRubens.com

En 2004, Rubens sera présent à travers d’autres expositions : Dessins et esquisses, à New York et à Vienne ; Rubens et la passion, à Brünswick ; Rubens collectionneur, à Anvers (Rubenshuis) ; et Rubens et l’histoire d’Achille, à Rotterdam et à Madrid.

Une sorte d’exaltation de la chair, de poème musclé, sanguin, bien concret en somme, éclairé d’en haut par une lumière qui est l’âme organisatrice de ces chaos palpitants et nacrés.  » Les mots sont de l’historien belge Paul Fierens, qui évoque ainsi l’£uvre de Rubens. Mais d’où venait cet univers ? Et d’où était venue à Rubens (1577-1640) l’idée apparemment saugrenue, alors qu’il n’avait que 13 ans, de devenir peintre ? Rien ne le prédisposait à ce métier, hormis peut-être, mais très loin, un vague cousin, marchand de textiles. Rien sauf, peut-être, une terrible revanche à prendre. Oui, peut-être avait-il la rage au c£ur, l’envie de vaincre, le désir enfoui d’aimer la vie, elle qui ne l’avait pas épargné jusque-là. Peut-être voulait-il riposter aux prisons, aux bûchers, aux maladies et aux agonies qui assaillent sa famille alors qu’il n’est qu’un enfant. Peut-être voulait-il, aussi, offrir de l’amour à sa mère et, à travers elle, peindre toutes les femmes du monde, toutes les richesses de la terre afin d’être à son tour aimé comme un prince, caressant, caressé.

En effet, la mort, le mépris, la pauvreté, l’intrigue : le gamin aura tout connu. A 10 ans, il enterre son père, Jan Rubens, un juriste tombé bien bas. Un lâche et un volage, souffle-t-on dans l’entourage. Un perdant. Tout jeune pourtant, Jan était promis à un bel avenir mais, déjà, l’Histoire s’occupait de son cas. C’était au temps où Anvers, la fière cité, tout à la fois banque et grenier des Flandres, affichait haut et clair son opposition à l’occupant espagnol en épousant la cause calviniste, défendue par les lettrés et soutenue aussi bien par les nobles (méprisés par l’Espagne) que par les pauvres (éc£urés par le faste des églises). En 1562, devenu échevin, il est donc au service d’un pouvoir qu’il combat en coulisses. Le voilà ami de Guillaume d’Orange, dit le Taciturne, témoin quatre ans plus tard de la révolte des gueux et du saccage de quelque 400 églises de la région. Mais il est bientôt acculé, menacé. Le bourgmestre de la ville portuaire est exécuté sur ordre du duc d’Albe, venu reprendre les choses en main. La ville est mise à feu et à sang. Pillages, vols, maisons détruites, dénonciations. Jan Rubens est sur la liste noire. Il s’enfuit, emmenant avec lui sa femme et ses quatre enfants.

En 1569, la famille Rubens s’installe à Cologne auprès de la Maison d’Orange-Nassau. La vie pourrait reprendre. Elle reprend, certes. Mais le Taciturne est trop souvent parti et son épouse, si seule… Le scandale éclate. Jan Rubens, pour avoir commis l’adultère, va connaître les prisons. Reste Maria, une femme de tête, courageuse, pratique. Elle sauve donc son mari en payant une amende qui la met sur la paille. Qu’à cela ne tienne ! La voilà dans son jardin, retournant la terre, semant, raclant, ramassant les légumes. Elle prend même le temps d’accoucher encore trois fois. Pierre Paul sera son petit dernier. Nous sommes en 1577. L’enfant assiste, impuissant, au décès de quatre de ses frères et s£urs. Mais il écoute la parole de son père qui, peu à peu, revient aux affaires et lui inculque le goût pour la lecture et le savoir. Puis le silence revient : la mort a emporté Jan.

Rubens a 10 ans lorsqu’il découvre Anvers où décide de revenir Maria. Les combats ont cessé depuis peu. La scission avec les provinces du Nord est un fait acquis. Mais Anvers est une ville fantôme, rappelle Marie-Anne Lescouret dans sa biographie Rubens (Flammarion, coll. Grandes Biographies). Un tiers des palais et belles demeures sont vides. Dans les rues, on lutte contre la famine et les rats. Les mendiants se réchauffent sous les manteaux de velours abandonnés par les princes d’hier. C’est donc aussi une ville à reconstruire dans laquelle les enfants Rubens, pour peu qu’ils soient bien éduqués, pourront trouver leur place au soleil. Maria trouve un riche époux pour sa fille. L’aîné fera des études de droit. Le petit fréquentera l’école la plus laïque, la plus réputée aussi. A 13 ans, Pierre Paul Rubens parle trois langues, lit couramment le latin et le grec, cite les auteurs anciens et copie, à ses heures de loisirs, les images qui illustrent une bible que possède la famille. Il lui manque encore  » le savoir vivre « , le  » comment bien se tenir en société  » et comment attendre davantage des puissants que de son talent. Le voilà page chez la comtesse de Lalaing, au château d’Audenaerde. Il n’y restera pas longtemps parce que, soudain, sa décision est prise : il sera peintre ou rien.

Apprendre, copier, oser

Les deux premières années dans l’atelier d’un peintre peu connu lui servent d’échauffement. L’apprentissage devient sérieux dès qu’il entre, en 1592, dans l’atelier de l’extravagant Adam Van Noort. Il y reste quatre ans, puis change du tout au tout en suivant un autre maître, Otto Van Veen (dit Venius), un érudit raffiné qui, après un voyage à Rome, connaît les gens qu’il faut et sait comment accéder aux premiers rangs. Car il semble bien que, chez l’un comme chez l’autre, le jeune Rubens ait surtout appris bien davantage qu’un métier : une manière d’être. Le premier pourrait alors représenter l’excès, le tempérament flamand, le goût des jouissances et de la vie jusqu’au vertige. Le second est des plus classiques. Entre ces deux tendances, Rubens va devoir choisir, mais le pourra-t-il ?  » L’artiste veut être classique, il ne peut être que moderne « , écrit Arnauld Brejon de Lavergnée, le commissaire général de l’exposition que Lille consacre au peintre. La manifestation qui se parcourt en cinq temps : les débuts (de la formation à Anvers à son retour d’Italie en 1608), les commandes de la bourgeoisie, le mécénat princier et aristocratique, les sujets religieux, les tapisseries.

En 1600, à 23 ans, Rubens part pour l’Italie et, bientôt, devient peintre à la cour de Mantoue, l’un des plus hauts lieux de la culture de la Renaissance. Il visite d’autres villes comme Venise, Rome ou Gênes, où il copie sans relâche les maîtres anciens ainsi que les antiques. Dans un livre récent ( Théorie de la figure humaine, éd. Rue d’Ulm, coll. Aesthetica), Nadeije Laneyrie-Dagen û qui, par ailleurs, vient de publier une grande monographie (éd. Hazan) û analyse cette érudition et, à travers elle, une pensée qui peu à peu prend corps. A partir de la confrontation entre les modèles anciens, Rubens s’engage dans la voie d’un prince de l’esprit. On y voit combien l’intéressent la physiognomonie et, plus encore, l’analyse géométrique des figures animales qui peuvent l’aider à la création des visages exprimant tout un éventail de sentiments et de caractères. Mais, dans ce même texte, on découvre aussi un Rubens philosophe, grand connaisseur de la kabbale, fasciné par les nombres et par les trois formes premières de l’univers (le carré pour la terre, les triangles pour le feu et l’eau, et le cercle pour exprimer le vide). Du coup, écrit Nadeije Laneyrie-Dagen,  » la peinture de Rubens cesse d’être une quête de formes idéales : elle devient un moyen d’appréhender l’univers « .

Dès son retour à Anvers en 1608, il est donc prêt. Prêt à prendre sa revanche, à conquérir la ville où son père fut échevin, à conquérir les cours européennes, à gagner sur le sort, naviguant entre missions diplomatiques et créations picturales. Rubens deviendra le symbole même de l’esthétique du baroque. Il saura se plier aux diktats des Jésuites, suivre leurs ordres iconographiques, rendre beaux et en gloire les glorieux d’ici-bas. Entre rage et extase, il saura aussi peindre la mort, sous les nacres et les soies des épidermes pulpeux, sous les chutes des chevelures dorées et à la surface des yeux d’eau qui sont aussi ceux de sa belle Hélène (Fourment), cette petite de 16 ans qu’il épousera, lui, le vieux Rubens de 53 ans, en 1630. Il lui restait alors dix ans à peindre…

Guy Gilsoul

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