Roularta, 60 ans et toujours innovant

Depuis sa création en 1954 à Roulers, l’entreprise a connu une croissance ininterrompue jusqu’à devenir le 1er éditeur de magazines en Belgique et le 4e en France, avec des titres comme Le Vif/L’Express, L’Expansion, Trends-Tendances ou Point de Vue. Une success-story qui porte un nom : celui de la famille De Nolf, aux commandes depuis trois générations.

Roulers, au coeur de la Flandre occidentale, dans le quartier de la Meiboomlaan que certains ont baptisé  » Roularta-Ville « . Derrière l’immense cathédrale vitrée qui abrite le siège du Roularta Media Group, se cache un petit pavillon quasi invisible de la route. C’est la maison familiale des De Nolf. Cernée par les bureaux et l’imprimerie, devenue l’une des plus grandes et modernes d’Europe, elle accueille aujourd’hui les visiteurs de marque.  » C’est ici que j’ai passé ma jeunesse « , évoque Rik De Nolf, le maître des lieux. Son bureau s’ouvre à quelques mètres, il passe devant la villa plusieurs fois par jour. Comme pour lui rappeler d’où il vient. Et mesurer l’ampleur de sa réussite.

A l’origine, son père Willy ne se destinait pas à l’édition. Tout juste cet avocat, fils du bourgmestre, aimait-il prêter sa plume à l’hebdomadaire du cru, comme des dizaines d’autres correspondants locaux. Mais au début des années 1950, le Roeselaarse Weekbode menace de sombrer. A la même époque, le cabinet De Nolf se voit confier la curatelle du journal gratuit Advertentie, en faillite.  » L’idée lui vient de racheter les deux titres, évoque Rik. Mon père pensait que la publicité récoltée par l’un permettrait de financer l’autre. Il rêve de les développer dans toute la Flandre et construit une imprimerie pour soutenir leur développement.  »

L’aventure démarre en 1954. Soixante ans plus tard, l’hebdo est décliné quasi partout en Flandre (sous le titre Krant van West-Vlaanderen qui, grâce à ses 11 éditions urbaines locales, compte 356 100 lecteurs) ; le gratuit, lui, est diffusé à plus de 3 millions d’exemplaires en 50 éditions locales (sous le titre De Streekkrant) et dominicales (De Zondag). Roularta est devenu le premier éditeur de magazines belge et un groupe multimédia international. Chiffre d’affaires : 700 millions, pour près de 3 000 salariés et une centaine de publications en Belgique, en France, aux Pays-Bas, en Allemagne et en Europe centrale. Tout en restant familial, ancré dans son terroir.

Une affaire de famille

Lorsqu’il rejoint son père aux affaires en 1972, Rik a 23 ans et un diplôme de droit. Mais il a grandi avec l’entreprise.  » Je suis tombé dedans quand j’étais petit « , raconte-t-il. Depuis qu’ils sont enfants, sa soeur, Caroline, et lui y travaillent le mercredi et pendant les vacances. Encartages, corrections, maquettes, expéditions… Leur mère, Marie-Thérèse De Clerck, est elle aussi totalement investie, omniprésente – elle l’est encore aujourd’hui, à 89 ans.  » Madame « , comme la surnomme affectueusement le personnel de Roularta, a longtemps joué un rôle de premier plan.

En 1980, le fondateur meurt brutalement à 63 ans et son fils Rik est propulsé CEO. Roularta est déjà un poids lourd, qui joue dans la cour des grands. Il s’y est hissé dix ans plus tôt, grâce à un sésame importé des Etats-Unis : Newsweek, ou son équivalent flamand. Le premier newsmagazine de qualité, apolitique, créé en Belgique. Le jeune Rik a passé deux semaines de stage auprès du grand frère américain et un accord permet à Roularta d’en reprendre le contenu. Ainsi paraît Knack, en 1971. Le premier d’une longue série de magazines qui feront de l’éditeur de journaux gratuits et locaux un groupe de presse à part entière. Et c’est Rik, dès le début, qui pilote ce développement en prenant les rênes de la division magazines.

Suivent Trends, le premier périodique économique et financier (modèle : Businessweek), puis Sport/Foot Magazine (modèle : Sports Illustrated), l’hebdo sportif qui permet à Roularta de couvrir les trois principaux domaines de l’actualité. Tous deux naissent quasi simultanément dans les deux langues nationales. Knack attendra plus longtemps pour avoir son pendant francophone. Ses débuts sont difficiles. Jusqu’à ce qu’une autre idée jaillisse : celle de lui adjoindre un supplément lifestyle haut de gamme, baptisé Weekend.  » C’était audacieux par rapport au lectorat, souligne aujourd’hui la rédactrice en chef du Vif/L’Express, Christine Laurent. Mais Rik De Nolf a toujours eu du flair.  »

D’aucuns le qualifient de pionnier, sinon de visionnaire.  » Knack touchait un public très masculin, précise l’intéressé. Weekend a permis de rééquilibrer le lectorat.  » Décollage immédiat, jusqu’à franchir la barre des 135 000 exemplaires. Une politique marketing agressive permet d’en fidéliser beaucoup, via les abonnements. C’est aussi l’une des marques de fabrique de Roularta, qui dope tous ses titres. Le groupe acquiert ainsi l’assise nécessaire pour trente années de croissance quasi ininterrompue.

La présence francophone

Entre-temps, Rik De Nolf s’est marié. L’année de son arrivée dans le groupe, il épouse Lieve Claeys, fille de Louis Claeys (du groupe industriel Clayson) tandis que sa soeur convole avec le frère de Lieve, Leo. La famille Claeys avait vendu Clayson aux Américains (de New Holland) et investit généreusement dans Roularta jusqu’à en partager le contrôle. Leo prend les rênes de l’imprimerie et codirige ensuite le groupe avec son beau-frère pendant 25 ans. Mais la belle-famille finit par se désengager, les quatre enfants de Leo et Caroline ayant choisi d’autres voies. Les Claeys détiennent toujours une quinzaine de pourcents de Roularta.

Les De Nolf ont alors une nouvelle intuition :  » Nous devions renforcer notre présence côté francophone pour pouvoir proposer une offre nationale aux annonceurs.  » Décrit comme des pragmatiques qui privilégient les alliances pour bénéficier du savoir-faire de leurs partenaires, ils se tournent vers les dirigeants du Pourquoi Pas ?, seul hebdo d’info générale au sud de la frontière linguistique. Une institution… en perte de vitesse, sous les assauts des newsmagazines français appréciés par les Belges, comme L’Express ou Le Nouvel Obs.

Roularta leur propose un accord commercial avec Knack, mais les francophones le prennent de haut et l’éconduisent froidement. Grave erreur. Il n’en faudra pas plus aux De Nolf pour choisir un projet concurrent, porté par l’ancien rédac’ chef du Pourquoi Pas ?, Jacques Dujardin, et son associé Gérald Jacoby. Ainsi naît Le Vif, dont le premier numéro sort le 24 février 1983. L’objectif de ses promoteurs flamands est de créer un vrai news francophone avec une garantie d’indépendance rédactionnelle.

C’est resté vrai, témoigne Christine Laurent.  » En 25 ans au Vif, je n’ai jamais vu Rik De Nolf intervenir sur le contenu. Nous avons toujours bénéficié d’une totale indépendance rédactionnelle, c’est une grande chance. En revanche, il était toujours prêt à aller repêcher les annonceurs fâchés.  » Son épouse aussi, nous assure- t-on, était très impliquée dans les relations des magazines avec les différents partenaires. Sans oublier les lecteurs : c’est Lieve De Nolf qui gère durant des années le Médiaclub. Une belle source de diversification… et de revenus, avec des voyages, des cours de gastronomie, des événements…

La barre n’en est pas moins placée très haut, avec un objectif de tirage à 75 000 exemplaires. Trop haut ? La concurrence est rude, les débuts laborieux. Les Français lui taillent des croupières ? Qu’à cela ne tienne : on va les trouver ! Rik De Nolf prend contact avec feu Jimmy Goldsmith, propriétaire de L’Express. Les deux hommes parlent la même langue – celle du business – et, en quelques semaines, l’affaire est entendue : Le Vif fusionne avec l’édition internationale de l’hebdo parisien, qui disparaît du marché belge. Le Vif/L’Express est né et frôle d’emblée les 60 000 exemplaires.

Nous sommes en 1986. Deux ans plus tard, il engloutit purement et simplement le Pourquoi Pas ?, puis L’Instant, éphémère concurrent lancé en 1990. L’horizon est dégagé. Moins de dix ans après sa naissance, l’hebdo diffuse plus de 80 000 exemplaires et est bénéficiaire, grâce aussi à son supplément Weekend. Et malgré des tensions internes liées à l’influence jugée trop importante de la rédaction parisienne sur celle de Bruxelles, qui pousseront notamment Dujardin à la démission. Jusqu’à ce que, en 2006, Roularta rachète carrément le Groupe Express-Expansion, 4e éditeur de magazines en France. Pour les médias, Rik De Nolf est devenu le  » papivore flamand « .

L’expansion internationale

Un surnom qui ne vise pas son style de management, plutôt paternaliste. Cet entrepreneur respecté par ses pairs est généralement apprécié de son personnel, qu’il gère comme une grande famille avec le sens des relations humaines. Ce n’est pas sa fille, Katrien, qui le contredira, elle qui occupe la fonction de DRH du groupe dont elle a gravi tous les échelons avant de développer le département :  » Nous accordons une attention toute particulière à la gestion des collaborateurs, confirme-t-elle. Nous les voyons régulièrement, à chaque étape de leur parcours professionnel. Même lorsqu’ils quittent l’entreprise, pour tirer les leçons de leur expérience.  »

Non, s’il mérite le sobriquet, c’est pour son insatiable appétit pour d’autres revues, qu’il n’a de cesse d’acquérir pour les glisser dans son escarcelle, avec ses propres créations. La liste est longue et diversifiée, du Pourquoi Pas ? à L’Express et L’Expansion, en passant par Je Vais Construire, Bodytalk, Télépro, Le Généraliste, Data News, Côté Sud, Studio, Classica, L’Etudiant, Lire ou encore, Point de Vue, le magazine des têtes couronnées, acquisition dont il n’est pas peu fier. Mais c’est de loin le géant français qui constitue le plus gros morceau – et pas le plus facile à avaler.

 » Depuis l’introduction de Roularta en Bourse, vous savez ce que c’est : vous avez un reporting tous les trois mois, il faut entretenir la croissance « , plaisante l’intéressé.  » Or en Belgique, il n’y avait plus grand-chose à faire !  » En 1998, la famille a en effet décidé d’ouvrir le capital au marché (le float atteint aujourd’hui + 25 %) pour financer ses ambitions audiovisuelles. Roularta a participé au lancement de la chaîne privée VTM, qui grignotera très vite 40 % de parts du marché. Co-actionnaire (50/50 avec le Persgroep) de Medialaan (la maison mère de VTM), il contrôle d’autres chaînes (2be, JIMtv, Vitaya, VTMKZoom), des radios (Q-Music, Joe fm, 4FM…) et en assure la régie publicitaire. Sans oublier KanaalZ/Canal Z, la première chaîne 100 % économique et financière du Benelux et des chaînes régionales en Flandre.

L’expansion internationale a suivi. Pourquoi la France ? Question d’opportunité et… de distance, pour ce patron francophile.  » Nous étions déjà engagés aux Pays-Bas et en Allemagne avec Bayard, mais la Hollande, c’est trois heures de route. Alors que d’ici, on est à trente minutes de Lille et du TGV pour Paris « , résume Rik De Nolf. Plus sérieusement, l’Hexagone est depuis longtemps un terreau fertile labouré par Roularta. Les premiers toutes-boîtes y avaient vu le jour du temps du fondateur. Les années 2000 seront celles de l’essor, avec de nouveaux gratuits lancés dans plusieurs villes avec Publicis (A Nous Paris, Lille, Lyon, Marseille…) et une participation au succès d’IDEAT, la bible du design créée par Laurent Blanc. Suivront les mensuels déco, ciné, livres… et L’Etudiant, qui organise une centaine de salons par an.

La relève est assurée

Avec le rachat du Groupe Express-Expansion qui multiplie par six son chiffre d’affaires outre-Quiévrain, Roularta pense pouvoir rééditer le succès de ses magazines belges. Il cherche aussi à nourrir ses rotatives dernier cri : un nouveau plan d’investissement est d’ailleurs mis en oeuvre la même année chez Roularta Printing. Outre ses deux titres phares, le géant français édite une multitude d’autres périodiques plus ou moins spécialisés. Et, bien sûr,  » Monsieur Rik  » impose à L’Express la création d’un supplément lifestyle baptisé Styles, sur le modèle éprouvé des Weekend belges. Et lance Zeste, Côté Paris, Décoration Internationale

De quoi, espère-t-il, prolonger le rythme de croissance à deux chiffres dont Roularta s’enorgueillit chaque année, dans un secteur pourtant chahuté. Las ! Arrivent 2008 et la crise, les annonceurs disparaissent et les recettes fondent, même si le groupe belge limite la casse grâce à la diversité de son portefeuille. Mais la fusion est ardue, le coût social est lourd et les syndicats coriaces. Le pôle français entre dans une zone de turbulences dont il n’est pas encore sorti. En 2013, Roularta affiche une perte historique de 58 millions d’euros, les deux tiers (40 millions) imputables à la dépréciation des titres français. Des restructurations frappent la France et la Belgique. Non sans effet :  » Nous avons retrouvé le bon rythme, la situation devrait être stabilisée chez nous cette année « , professe Rik De Nolf. En France, il faudra encore un peu de temps : le patron belge, qui passe deux jours par semaine à Paris, ne s’en cache pas.

L’un de ses derniers (gros) dossiers ? A bientôt 65 ans, il ne dissimule pas non plus son désir de prendre du recul. S’il reste très présent, il n’en a pas moins confié la gestion opérationnelle des activités belges au mari de sa fille, un autre juriste arrivé  » par accident  » dans les médias : c’est en tant qu’aspirant notaire dans une étude de Mouscron que Xavier Bouckaert, né en Picardie et ayant grandi en France, a commencé à s’occuper des dossiers français de Roularta. Jusqu’à se consacrer à plein temps au rachat, puis à l’intégration du Groupe Express-Expansion. Ensuite, après un passage par la direction du contrôle de gestion de Roularta, celui qui était entre-temps devenu un De Nolf en épousant Katrien, est promu en 2009 directeur opérationnel et responsable des magazines. Le bras droit du patron.

Et vraisemblablement son successeur : les trois autres enfants de Rik et Lieve De Nolf ont choisi d’autres voies. Francis, l’aîné, siège au conseil d’administration et s’occupe d’opérations spéciales ; William, le troisième, a pris en charge le pôle Internet et nouveaux médias, en plein essor avec ses 4 millions de visiteurs uniques par mois ; quant au benjamin, Louis, il dirige sa propre société de communication. Si leur père entend s’installer bientôt dans le siège de président du conseil, il n’en abandonnera pas pour autant sa passion : le look et la maquette des magazines, où rien ne peut se faire sans son aval.  » Le contenu rédactionnel, je n’ai ni le temps, ni l’envie de m’en occuper. Je veux des rédacteurs en chef qui jouent leur rôle, en toute indépendance. On les choisit avec soin.  »

Par Philippe Berkenbaum

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