Rouaud le vagabond

Sur fond de voyage en diligence dans les Cévennes, L’Imitation du bonheur décrit une rencontre romanesque mais aussi le périple d’un livre en train de se faire

Par Daniel Rondeau

Qu’est-ce que L’Imitation du bonheur, de Jean Rouaud ? Un roman, vraiment ? Le scénario commenté d’un film ? Des variations sur le thème de la Commune de Paris et  » la nostalgie d’un avenir meilleur  » ? Un rêve qui ne finit pas ? Disons pour commencer que c’est l’histoire d’une vie peut-être trop romanesque pour être racontée de façon ordinaire. Une jeune femme aux cheveux rouges voyage en diligence à travers les montagnes des Cévennes, du Puy à Alès. Constance Monastier rentre de Paris. Elle vient de rendre visite à son fils, inscrit depuis un an dans un collège de Versailles.

Fille d’un jardinier, Constance a épousé un maître soyeux des Cévennes qui l’a recueillie à la mort de son père. La jeune femme se repose de l’inconfort de la route, de la chaleur et de la promiscuité avec des compagnons de voyage plus ou moins agréables en regardant par la fenêtre. Au moins cette ornithologue passionnée (brimée par son mari) trouve-t-elle dans le vol des oiseaux, faucons pèlerins, merles bleus ou hirondelles une pureté de lignes qui lui permet de s’accorder au monde et à la grande clarté de ce ciel d’été.

A ce moment-là, l’auteur se prend à rêver. Et aussitôt il en avise ses lecteurs. C’est d’ailleurs l’une des nombreuses singularités de L’Imitation du bonheur : Jean Rouaud intervient avec sa propre voix quand ça lui chante ; il abat ses cartes, fait des plans, parle du monde comme il va, émet des hypothèses de travail, se laisse emporter par ses lectures, organise un grand carambolage de références, cherche des citations dans des dictionnaires, s’en retourne à L’Iliade puis aux fouilles de Schliemann à Troie, commence à tourner un film, s’interrompt, fait intervenir Clark Gable ou Katharine Hepburn, et même Buffalo Bill en acteur de lui-même, réfléchit aux multiples significations du mot  » Coupez  » sur un plateau de cinéma, continue une conversation ancienne sur l’art du roman avec son ami Michel Le Bris. La plume à la main, c’est un écrivain qui réfléchit devant nous à son work in progress,  » tel un librettiste ingénieux  » qui trouverait dans l’invention de la vraie vie matière à digressions, à apartés et à vagabondages. (Il règle en passant ses comptes avec le réalisme d’une façon un peu péremptoire, prenant Zola pour bouc émissaire ; les bons et les mauvais points tombent comme à Gravelotte.)

Et si pendant ce voyage en patache à travers les monts des Cévennes, tout en lenteurs et en désagréments, la main du destin intervenait pour bousculer une histoire qui semblait écrite à l’avance, et déjà un peu ennuyeuse ? lance-t-il soudain. Pas de précipitation pourtant. Il lui faut quelques chapitres pour passer à l’action, et organiser enfin cette rencontre, en pleines Cévennes, entre un homme qui fuit la répression de la Commune et cette jeune femme bourgeoise qui semble toujours attendre quelque chose ou quelqu’un. Tout à coup, Constance aperçoit par la vitre de la diligence la silhouette d’un vagabond qui vient de tomber et dévale la pente en roulant entre les broussailles.  » La suite, chacun en détournant son regard pourra le lire. C’est le récit de vos cicatrices intérieures. Mais ce qu’il faut dire aussi, c’est que si cet homme était fou, ce fut d’abord de vous, fou de votre beauté, de vos fines taches de son sur votre gorge, de votre grâce longiligne, du balancement de votre robe quand vous vous faufilez entre les fauteuils du salon… « , etc.

Très beau passage que celui de ce télescopage de deux âmes. L’Imitation du bonheur ne manque d’ailleurs pas de réussites. Jean Rouaud excelle à décrire la beauté d’un visage, un regard tourné vers le ciel, la vérité d’un instant, son éternité, et toutes les passerelles invisibles qui rattachent le particulier au  » grand corps du monde  » et chaque homme à ses royaumes invisibles. On ne lui reprochera pas son ambition, qui est de montrer le roman en majesté, dans une forme ouverte et vagabonde. Cette histoire sur fond de maquis cévenol nous entraîne loin des ordonnancements des jardins à la française. L’auteur veut donner sa chance, non sans une certaine complaisance, à chacune de ses pensées. Son parti pris exige trop du lecteur qui aimerait continuer à croire à cette histoire de Constance Monastier, la voyageuse en robe à dentelles qui aimait les oiseaux. l

L’Imitation du bonheur, par Jean Rouaud. Gallimard, 579 p.

Daniel Rondeau

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