RESTER EN ÉVEIL

Alain Platel, homme de scène gantois que le monde entier s’arrache, fera le 17 novembre l’ouverture du Next Festival à l’Opéra de Lille avec Nicht Schlafen. Une danse, bientôt à Arlon, Namur ou Bruxelles, entre harmonie et chaos, sur la musique sublime de Gustav Mahler, où transparaissent des parallèles entre les remous du début du XXe siècle qui ont mené à la Première Guerre mondiale et notre période contemporaine.

Vous êtes autodidacte en tant que metteur en scène et chorégraphe. Est-ce plutôt un avantage ou un inconvénient ?

Encore aujourd’hui, trente ans après, je suis étonné de la reconnaissance que je reçois dans le milieu théâtral professionnel, surtout ces dernières années, alors que je n’ai pas fait d’études pour ça. En fait, je ne me sens pas du tout chorégraphe, même quand je reçois une récompense comme le Grand Prix de la danse de Montréal. Je perçois le fait d’être autodidacte comme un avantage parce que je regarde la danse et le théâtre depuis une autre perspective. Ma formation en orthopédagogie et en psychopédagogie nourrit mon regard sur les artistes. Non pas que je prenne une attitude de psychologue, mais je suis très sensible à qui sont ces gens, à la manière dont ils se comportent, à ce qu’ils disent…

Le fait de ne pas avoir été formé dans le milieu est une caractéristique d’autres grands chorégraphes et metteurs en scène flamands de votre génération, comme Jan Fabre et Jan Lauwers, tous deux plasticiens à la base. Sans doute pas un hasard…

Sans doute pas, effectivement. Et nous faisons aussi partie de la première génération qui a été confrontée au travail de Pina Bausch, une chorégraphe qui utilisait la personnalité de ses interprètes, et pas seulement leurs talents de danseurs. Pina Bausch donnait l’impression que tout le monde pouvait danser et que tout le monde pouvait créer un spectacle. Même si, après tant d’années dans le métier et après avoir regardé intensément son oeuvre, je peux dire que ce n’est pas vrai, bien sûr. C’était son regard particulier, la manière dont elle faisait remonter certaines choses à la surface qui l’ont rendue si unique.

Au fil de votre carrière, la musique semble prendre de plus en plus de place. Comment s’est effectué ce glissement ?

Dans une première période, de mes débuts jusqu’à Wolf en 2003, j’ai l’impression que j’utilisais la musique comme une sorte d’arrière-plan, d’atmosphère, de contraste par rapport à ce qui se passait sur scène. Il s’agissait surtout de musique baroque, Bach en particulier. Ensuite, et pour la première fois avec Wolf, la musique a constitué le point de départ du spectacle. J’ai aussi découvert que la musique que Gerard Mortier (NDLR : directeur de La Monnaie pendant dix ans, décédé en 2014) m’avait conseillée – Verdi, Wagner, Mahler – se reliait très fort au langage dansé que je développais. Il ne s’agit plus ici de contraste comme avec la musique baroque.

Au départ, vous n’aviez pas vraiment d’affinité avec Mahler. Il paraît que c’est un livre de l’historien allemand Philipp Blom qui a été le déclic. Que vous a appris ce livre ?

Je trouvais la musique de Mahler trop romantique, trop complexe, trop hétéroclite, mais je voulais me renseigner sur lui et sur son époque. Le livre de Philipp Blom, The Vertigo Years : Europe 1900-1914, a d’abord été crucial pour comprendre qui était Gustav Mahler. J’ai découvert que ce compositeur a vécu à une période qui présente plusieurs points communs avec la nôtre. C’était important parce que j’ai tendance à faire des spectacles qui disent aussi quelque chose sur l’époque où nous vivons. Blom décrit sur la base d’anecdotes chaque année entre 1900 et 1914, aux niveaux pratique, économique, politique, etc. Il parle par exemple de l’effet de l’arrivée des voitures et du gramophone. Un choc à l’époque. C’était une période de grands changements et beaucoup de personnes avaient du mal à s’y adapter. Il y avait beaucoup de dépressions, les gens se repliaient sur une forme d’égoïsme. Blom décrit comment tous ces éléments ont d’une certaine manière mené à la Première Guerre mondiale et il explique que quelque chose de semblable est en train de se produire aujourd’hui. Pas que nous sommes à la veille d’une guerre mondiale, mais que nous vivons à nouveau une période de changements très rapides, avec notamment Internet, la digitalisation et l’accessibilité de l’information… Sur le plan individuel, les gens sont dans l’incertitude et on assiste à une réaction typique sur le plan national et international : une montée de la droite et de l’extrême droite, avec le retour aux anciennes valeurs, la protection des frontières et de son propre peuple, le rejet de tout ce qui est étranger. Blom explique aussi pourquoi à cette époque certains artistes ont été aussi importants. L’un d’entre eux est Gustav Mahler, qui a été capable d’embrasser dans sa musique ce chaos et ces incertitudes.

La scénographie de Nicht Schlafen (1), confiée à la plasticienne belge Berlinde De Bruyckere, présente aussi un lien avec la Première Guerre mondiale…

Cela faisait longtemps que je voulais travailler avec Berlinde sur un projet mais on attendait le bon moment. Le spectacle sur Mahler nous a semblé une bonne occasion. Sa scénographie présente trois chevaux morts imbriqués. Pour Berlinde De Bruyckere, les chevaux constituent une sorte de visualisation de la Première Guerre mondiale. Elle a utilisé beaucoup de photos de champs de bataille où ces chevaux morts étaient très présents. C’est une sorte de symbole de cette période, de la guerre, de la violence.

L’animalité imprègne le spectacle, notamment sa bande-son. Pourquoi ?

Travailler avec le son de sonnailles de vaches nous semblait logique puisque Mahler était fasciné par la nature et aimait intégrer des éléments naturels dans sa musique. Par ailleurs, une dame m’a un jour proposé d’utiliser dans un de mes spectacles ses enregistrements d’animaux en train de dormir : oies, poules, porcs, chevaux… On a décidé de les intégrer ici avant même d’avoir choisi un titre. Parfois, pendant le processus de création, les différents éléments s’emboîtent de manière étrange.

Et ce titre, Nicht Schlafen,  » ne pas dormir « , d’où vient-il ?

Je voulais un titre en allemand. Steven Prengels, qui s’est occupé de la composition et de la direction musicale, avait listé des expressions utilisées par Mahler dans ses partitions pour donner des indications aux musiciens. Une d’entre elles était  » nicht schleppen « ,  » ne pas traîner « . Je ne connais pas très bien l’allemand, je croyais que ça voulait dire  » ne pas dormir  » et je trouvais ça drôle, d’imaginer Mahler dire à ses musiciens :  » Ici, ne vous endormez pas !  »

Est-ce un avertissement qui s’adresse à notre époque ?

Absolument, et c’est aussi pour cela que je trouvais ce titre pertinent. S’il y a bien un message dans ce spectacle, c’est celui-là : ne dormez pas ! Nous vivons dans une époque où il est important de rester vigilant. Un autre thème important de Nicht Schlafen est la manière dont les gens tentent à nouveau de former des groupes. La tension entre l’aspiration à être un individu unique et le désir d’appartenir à un groupe est un thème récurrent dans mes spectacles, et qui est particulièrement présent ici. On essaie de former un clan de différentes manières : à travers des combats, par une danse à caractère militaire, par la poésie pure, par un rituel, par le chant… Un des passages créés sur la Deuxième Symphonie de Mahler peut être vu comme une collectivité intense qui se joue dans le chaos pur. Les danseurs expriment une sorte de liberté extrême, dans laquelle il n’y a plus de synchronicité, mais un pur chaos. A mon sens, c’est le message positif de ce spectacle : on peut se réunir dans la beauté du chaos. Même dans les situations difficiles, je crois que les gens sont capables de rester créatifs.

C’est la leçon que vous avez tirée de l’expérience de Coup fatal, monté avec des artistes de Kinshasa ?

J’ai lu récemment un article de l’écrivaine américaine Rebecca Solnit qui explique que c’est justement là où les gens vivent des situations extrêmes qu’on trouve les solutions les plus belles et les plus créatives. Je l’ai constaté aussi en Palestine et au Congo : là où les gens vivent dans des conditions difficiles se développent de très belles formes de solidarité et d’empathie. A Kinshasa, par exemple, il n’y a pratiquement pas de transports en commun, mais on trouve toujours une solution pour aller d’un point A à un point B. Sous ses dehors d’entertainment, Coup fatal est un de mes spectacles les plus politiques, non seulement par le métissage entre les différentes formes de musique (NDLR : africaine et baroque européenne) et par le fait qu’un metteur en scène blanc monte une création avec un ensemble africain, mais aussi parce que j’ai vu là-bas que la joie de vivre peut être une sorte de rébellion. Les gens se révoltent contre l’injustice et la pauvreté par une forme extrême de lust for life. Je pensais que c’était un message fort pour nous, Européens, qui sommes très négatifs et voyons tout en noir alors que nous avons tout.

(1) Le 10 décembre à la maison de la culture d’Arlon, les 23 et 24 février 2017 au théâtre de Namur, du 30 mai au 3 juin 2017 au KVS à Bruxelles.

PROPOS RECUEILLIS PAR ESTELLE SPOTO • PHOTO : DEBBY TERMONIA

 » On peut se réunir dans la beauté du chaos  »

 » La tension entre l’aspiration à être un individu unique et le désir d’appartenir à un groupe est un thème récurrent dans mes spectacles  »

Même dans les situations difficiles, je crois que les gens sont capables de rester créatifs  »

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