Rembrandt : un maître sous influence

Avec son habituelle érudition, l’historien Simon Schama nous dévoile l’âme du peintre hollandais. Voyage dans l’Europe du xviie siècle et une ouvre hantée par la figure de Rubens, l’aîné flamand

La somme que nous offre Simon Schama, professeur d’histoire de l’art à l’université Columbia (New York), ne couvre pas seulement la vie et l’£uvre de Rembrandt, elle décrit aussi les Pays-Bas à l’époque prodigieuse où cette ancienne marge du Saint Empire, ayant tout juste conquis son indépendance, devenait un carrefour de l’Europe classique et un exemple pour la future Europe des Lumières. Né au bord du fleuve dont il empruntera le nom, à une époque où les guerres de Religion tournaient comme des orages sur la région, frappant, en même temps que les Provinces-Unies, la France, l’Angleterre ou l’Allemagne, Rembrandt sera, plus que le témoin, le prophète de la nouvelle conscience religieuse que la Réforme faisait naître.

Simon Schama prend pour fil de l’£uvre une rivalité de cadet avec Rubens (le Flamand avait vingt-neuf ans de plus que le Hollandais). Exécutant de somptueuses commandes à Rome, Londres, Madrid, Paris et dans sa ville, anobli, enrichi, grand propriétaire, ambassadeur exceptionnel des rois d’Espagne, érudit, collectionneur d’antiquités, de tableaux, de curiosités et de livres, heureux époux et père, l’Anversois Rubens étalait une puissance et une réussite publique et privée intimidante. Le jeune homme de Leyde a pourtant très tôt rêvé de l’égaler, conscient qu’il était que sa propre virtuosité lui en donnait le droit. Un autoportrait à 34 ans, l’année de la mort de Rubens, déclare cette ambition : il s’y présente somptueusement vêtu, en possession de capacités que l’exécution minutieuse du tableau démontre, accoudé, dans une attitude que Titien et Raphaël ont attribuée à leurs modèles les plus prestigieux.

L’art de dépasser la convention

Cet apogée fut bref : Rembrandt connaîtra quinze ans plus tard la ruine, la gêne, non pas l’oubli, mais la marginalité et la médisance ; on le dira excentrique, intéressé, procédurier, querelleur, mauvais voisin, concubinaire et surtout peintre manquant de  » fini « . Simon Schama analyse ce désaccord entre l’artiste et sa ville. Rembrandt a, dans sa jeunesse, été le peintre des riches et des puissants, conciliant un temps les goûts de cette clientèle et sa recherche, sachant dans les portraits individuels ou de groupe  » dramatiser le banal « , faire pressentir sous la convention les inquiétudes, les tensions, le jeu des forces et des attitudes. La Ronde de nuit (1642) est le comble de cette réussite dans l’art de dépasser la convention en la respectant. Mais elle en marque aussi la limite. Peintre de la conscience et de ses troubles, Rembrandt ne sera jamais celui auquel les institutions demandent d’illustrer les grands récits civiques et religieux.

Qu’il s’agisse de la vie de Marie de Médicis ou de scènes du Golgotha, l’art de Rubens s’affirme fondamentalement extraverti. Ses compositions flambent et tournoient, étendent l’espace, entraînent le spectateur dans un rêve infini. L’émotion, celle que provoque le corps du Christ dans la Descente de croix d’Anvers, est comme un point d’appui pour un élan qui ne s’arrête pas. Rembrandt, au contraire, insiste bien Schama, contracte l’espace, resserre, concentre le sujet ; dans sa peinture, il n’y a pas d’échappée vers le fond, pas d’horizon. C’est vers l’avant, vers nous, spectateurs, que l’espace s’ouvre. Ainsi, les scènes les plus classiques (Jacob luttant avec l’Ange, Moïse et les Tables de la loi) deviennent des drames condensés qu’on nous lance au visage, pour montrer l’action de la violence ou de la grâce, pour nous renvoyer à nous-mêmes.

Chez Rubens, malgré la trahison, Samson et Dalila irradient un plaisir et un désir dont nous sommes complices. Chez Rembrandt, la scène est violence pure, concentrée ; les personnages sont comme empilés, formant une sorte de colonne ; Samson enfouit sa tête dans la jupe de la traîtresse, qui se retourne terrifiée pour regarder venir le Philistin armé qui surplombe le couple encore uni. Pleine de beautés fulgurantes, la peinture de Rembrandt répugne au spectacle, à l’imaginaire. Ce qu’elle ne cesse d’emprunter à Rubens, elle le détourne, elle dédaigne de donner du plaisir, en particulier de distribuer les satisfactions subreptices que procure la mise en scène du péché.

Une £uvre vouée à la vérité

La Suzanne et les vieillards de Rembrandt n’est pas séduisante, mais épiée, harcelée, pitoyable. Comme le couple quasi bestial du péché originel dans La Chute de l’homme. Il y a certes un Rembrandt érotique, mais d’un érotisme sans excuses, sans complaisance, véridique, concret, trivial, brutal. En nous offrant la possibilité presque de toucher le corps de sa Danaé, le peintre fait sentir qu’il ne s’agit pas d’un  » nu « , mais d’une femme dénudée, surprise, que nous regardons avec gêne. La beauté est non pas dans le modèle, mais dans la peinture, comme le montre éloquemment Hendrickje Stoffels au bain.

La suite ininterrompue des autoportraits est la colonne vertébrale de cette £uvre vouée à la vérité. Affrontements répétés du peintre et du modèle, ils produisent des objets instables, une succession de déguisements, de personnalités d’emprunt et, à la fin, des visages envahis de pustules, affaissés, où l’inflexible honnêteté du regard préserve seule la dignité.

Condenser, rapprocher sont des moyens de rendre plus efficace ce que Rembrandt semble chercher essentiellement : l’interpellation et l’implication du spectateur. L’évolution de sa manière de peindre montre où l’a conduit ce souci. Les surfaces grumeleuses, les touches brisées et visibles, l’impression d’inachèvement, tout cela sollicite l’activité du regard devant une peinture qui ne cherche pas à entraîner et à séduire par l’éloquence, mais à toucher, qui sollicite la participation. A la limite, le sujet de la peinture devient secondaire,  » le travail de l’artiste û l’exploitation exhaustive des ressources du matériau de son art û devient le sujet de ses compositions autant, sinon plus, que le thème ostensible « . S’il en est ainsi, c’est que le trajet de Rembrandt devient de plus en plus celui d’une conscience individuelle (qui se connaît et se forme dans le travail de peindre) allant directement vers une autre conscience individuelle, sans se laisser égarer par le  » cabotinage spectaculaire  » apprécié par les commanditaires.

Cette démarche exigeante peut être dite protestante. Elle développe une communion plus charnelle et morale que symbolique avec le héros des Evangiles. Et pour cela, à la différence de l’art classique ou catholique, elle cherche plutôt l’humain dans le divin que l’inverse. C’est aussi une démarche picturale, puisque, pour certains des plus grands, la peinture a fini par être non pas discours mais voie, le geste du peintre et sa trace l’emportant à la fin sur l’image, comme chez Titien, Cézanne, Monetà

Un autre aspect de cette recherche, qui n’eut peut-être pas d’autre destination que d’apprendre à mourir, à mourir en paix, est la prépondérance croissante du toucher sur la vue. Rembrandt a souvent représenté l’enfant caressé par le sein de la mère ou la main du père. Sa peinture elle-même (La Fiancée juive) a donné de plus en plus de place aux valeurs tactiles, tout en déjouant les tendances au voyeurisme, comme s’il pensait qu’il y avait dans le regard une violence, une non-réciprocité, et que la forme la plus humaine du contact fût le toucher. Après avoir, dans ses autoportraits, longtemps censuré son propre regard en le mettant dans l’ombre, il a, en illustrant le roman biblique de Tobie, représenté un regard aveugle, éteint, désarmé et d’autant plus humain. L’année de sa mort, il peint deux autres figures d’aveugles : Siméon au temple avec le Christ enfant et le Retour du fils prodigue. La première scène est le début de la rédemption, l’autre symbolise sa fin, le retour de tous dans la maison du Père. C’est dans la nuit que le salut avance et que Rembrandt,  » cette canaille de Rembrandt « , comme disait Baudelaire, a sans doute trouvé la paix, à la fin d’une £uvre dont on ne sait (mais faut-il choisir ?) si elle est de part en part religieuse ou bien si elle fut la religion du peintre.

Les Yeux de Rembrandt,par Simon Schama. Trad. de l’anglais par André Zavriew. Seuil, 840 p.

Paul Thibaud

La peinture de Rembrandt répugne au spectacle, à l’imaginaire

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