Qui tuera l’autre ?

Christophe Barbier
Christophe Barbier Directeur de la rédaction de L'Express

Relaxé en première instance dans l’affaire Clearstream, Dominique de Villepin a, à l’annonce de l’appel du parquet, accusé Nicolas Sarkozy de  » persévérer dans la haine « . L’affrontement entre les deux hommes incarne un nouveau type de combats politiques. Un duel à mort, dans la perspective de 2012, où une arme joue un rôle décisif : la justice.

Jusqu’à la mort, au-delà de toute raison, comme s’ils étaient mus par une force obscure, comme s’il s’agissait d’exécuter des figures imposées. Depuis plus de quinze années, Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin sont engagés dans ce duel interminable où les blessures ne font couler que le sang métaphorique de la politique, ce mélange d’ambition, d’espoir et d’honneur. A chaque rendez-vous électoral, à chaque incident partisan, à chaque rebondissement judiciaire, l’un a saigné quand l’autre a souri. Sarkozy n’a pu empêcher Villepin d’entrer à Matignon en 2005, Villepin n’a pas su enrayer l’ascension de Sarkozy vers l’Elysée en 2007. L’actuel président n’a pas pu éliminer du débat public l’ancien Premier ministre, le fidèle de Jacques Chirac ne va pas remplacer à l’UMP le disciple d’Edouard Balladur. Pourquoi tant de haine ?

Tout a commencé dans ce chaudron d’affrontement fondamental que fut la présidentielle de 1995. Après quatorze années de mitterrandisme, et malgré les deux cohabitations, les droites sont, alors, en pleine décomposition. Le solide triptyque énoncé par René Rémond n’est plus qu’un décor de carton-pâte. La droite bonapartiste incarnée par Jacques Chirac quitte Napoléon pour Louis-Napoléon et le pont d’Arcole pour le cul des vaches : c’est en candidat zen et social, mangeur de pommes et défenseur de la feuille de paie, que Jacques Chirac séduit une majorité de Français. La droite orléaniste n’est plus représentée par le centrisme giscardien, qui n’a même pas de candidat, mais par Edouard Balladur, gaulliste pompidolien, et le célèbre  » Enrichissez-vous  » sonne aux oreilles des Français comme un arrogant  » Enrichissons-nous « . La droite légitimiste n’est plus à droite, mais à l’extrême droite, avec le Front national. La vieille opposition, enfin, gaullistes contre centristes, a vécu : le RPR a tout dévoré, sauf les ombres, agitées encore un peu par l’UDF, et les ténèbres, abandonnées au FN. Le schéma en vigueur depuis 1789 a cédé la place au dispositif du xxie siècle.

En effet, en y regardant bien, la suite, avec l’UMP érigée en parti unique et Nicolas Sarkozy en vampire planté dans la carotide de Le Pen, n’a fait qu’achever le travail, et habiller ce nouveau corps de la droite, éveillé comme Frankenstein par la grande tempête de 1995. Depuis cette guerre civile, les luttes ne se déroulent plus entre les clans, mais au sein de la même et seule famille : on est passé de la droite tribale à la droite cannibale. On ne se combat plus, on s’entre-dévore ; il n’y a plus de ligne de front, la mêlée est intime, la tuerie, domestique.

Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin, en leur grande querelle, sont nés vraiment en 1995, de ce big-bang. Chacun en son camp a alors pesé sur la stratégie et ourdi les coups bas, chacun s’est démené en scène comme en coulisses, en salle comme en cuisines. Enfants de cette violence, ils n’ont de fait gravé aucun humanisme au sein de leurs idéologies respectives. Nicolas Sarkozy a placé sa conquête sous le signe du pragmatisme, avec de vifs reflets de cynisme ; Dominique de Villepin a inscrit son destin sur le registre du messianisme, avec de forts accents de lyrisme. Le premier a construit un clan, bousculé par les aléas de sa vie privée, le second a théorisé la traversée du désert, avec quelques apôtres. L’un, volant d’exploit en joute au c£ur du pouvoir, joue à d’Artagnan ; l’autre, affairé à la mise en scène de son retour, singe Monte-Cristo.

Face aux défis du moment, puisque le sort de la France dépend, hélas, de leur querelle, l’opposition semble totale. Nicolas Sarkozy lutte contre la crise de taille et d’estoc, et même de bric et de broc, étatiste de la main gauche et libéral de la droite, prêt à titulariser comme fonctionnaires 800 000 contractuels, mais inflexible sur l’impôt. Dominique de Villepin tance une politique qui ne donne pas de résultats et en appelle à des changements dont la radicalité est pour l’heure la seule finalité. Aux yeux des Français, Sarkozy incarne une droite d’improvisation et d’agitation, Villepin, une droite d’imprécation et d’incantation.

Deux droites, à nouveau ? Non, c’est la même : aucune d’entre elles ne peut d’ailleurs lancer à l’autre qu’elle n’a  » pas le monopole du c£ur « , puisque ni l’une ni l’autre n’en a un. Et c’est là le trait commun qui estompe toutes les différences : en sa violence sanguinaire, la droite cannibale a perdu toute générosité. Certes, la fracture sociale de Jacques Chirac comme le gaullisme de gauche de jadis furent des illusions de campagne plus que des programmes effectifs, mais jamais il n’y eut autant de sécheresse qu’aujourd’hui dans le discours de la droite, où démocrates-chrétiens, libéraux-sociaux, radicaux humanistes et centristes divers, sans oublier les transfuges de la gauche, sont relégués sur des strapontins. L’empathie affichée par le président face aux Français touchés par la crise, le 25 janvier, sur TF 1, est-elle le début d’un temps social ou une diversion supplémentaire ?

Pour l’heure, la vie de la droite est tout entière dans le duel à mort de ses deux enfants, qui ne semble pouvoir s’achever que par la défaite totale, la mort politique, de l’un à cause de l’autre, de l’autre par la faute de l’un. Pour Nicolas Sarkozy, ce serait une défaite à la présidentielle, parce que Villepin aurait capté sur son nom, au premier tour, quelques pourcentages qui ne le rejoindront pas au second tour. Pour Villepin, ce serait l’impossibilité de participer à cette échéance de 2012, parce que la machine UMP l’aurait privé des 500 signatures d’élus nécessaires.

Signe d’une violence incandescente et inédite, c’est la première fois qu’une querelle de rivaux politiques se porte ainsi devant les tribunaux : Giscard-Chirac, Chirac-Chaban, Fabius-Jospin, Mitterrand-Rocard, Jaurès-Guesdeà En remontant le temps, on ne trouve que des règlements de comptes politiques, tranchés dans l’arène des partis ou le champ clos des élections. C’est à l’affrontement entre Danton et Robespierre qu’il faut remonter pour trouver un tel duo d’adversaires, opposés, eux aussi, par le physique, par le caractère et par la manière de mener la France, mais enfants, déjà, d’une même tempête.

Sarkozy et Villepin sont, comme Danton et Robespierre, si différents et si irréconciliables que leur haine créeentre eux une fraternité où chacun devient à l’autre aussi nécessaire que détestable. Villepin a besoin de l' » acharnement  » de Sarkozy pour nourrir sa détermination, Sarkozy a besoin du péril Villepin pour assurer l’union autour de lui. Ils sont chacun l’ennemi précieux de l’autre : il me faut détruire celui sans lequel je ne suis plus. La mythologie, toutes les mythologies ont en leur c£ur un tel duo fraternel et mortel. Sarkozy et Villepin, c’est Seth et Osiris, Romulus et Rémus, Etéocle et Polynice, Abel et Caïn. Mais l’histoire ne dure que tant qu’elle rejoue sans fin le meurtre, et la mort de l’un n’est que le prélude de la fin de l’autre.

La droite en est là : unique, donc fracturée, comme ces étoiles trop grosses qui explosent quand leur premier noyau finit par dévorer la matière du second. Sarkozy-Villepin : qui tuera l’autre ? Celui qui mourra au même moment. Et tous deux seront enfin unis, dans la défaite de leur camp.

christophe barbier; C. B.

sarkozyEt Villepin, c’est danton et robespierre

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