Quatre-vingts ans de plénitude

Gabriel Garciá Márquez raconté par le Britannique Gerald Martin. Cette biographie sans concession explore les trésors et les ombres du conquistador des lettres colombiennes et éclaire son ouvre-monde. Un événement.

Garciá Márquez épluché, écossé, décortiqué. Passé au peigne fin, jusqu’au dernier poil de son illustre moustache. Grâce à Gerald Martin, un monument de la littérature ouvre son c£ur et ses tripes : sous le marbre de la légende frémit la chair vive d’un enfant des Caraïbes métamorphosé en prince de l’écriture. Il a fallu dix-sept ans à l’universitaire britannique pour venir à bout de cette impressionnante biographie qui n’a rien d’une hagiographie, bien qu’elle ait été  » autorisée  » par l’auteur de Cent Ans de solitude. Avec lui, Gerald Martin a passé de longues heures d’entretiens. Il a par ailleurs interrogé des centaines de personnes, des pro-ches, des compagnons de route, des célébrités – de Felipe Gonzalez à Fidel Castro – des amis ou des ennemis de Garciá Márquez – Mario Vargas Llosa, par exemple, qui lui colla un retentissant coup de poing et l’expédia au tapis, un jour de 1976. Résultat : on ressort bluffé de ce livre qui, au lieu de s’embourber dans le petit tas de secrets, éclaire la vie par l’£uvre, et l’£uvre par la vie, en nous offrant non pas un rapport de police mais une remarquable leçon de critique littéraire.

 » C’est l’histoire d’un homme qui a réussi à faire tout ce qu’il voulait dans sa vie « , a dit Martin, pour résumer son livre. Cette histoire, elle commence  » au milieu de nulle part « , en 1927, dans un bled colombien au nom joliment tartarinesque – Aracataca, que Garciá Márquez allait faire rimer avec palabra. Car c’est dans cette bourgade homérique qu’il puisa son intarissable faconde, et c’est d’elle qu’il s’inspira pour inventer le légendaire Macondo, ce village d’encre et de papier qui est devenu la capitale de la littérature du xxe siècle. Martin a su retrouver toutes les saveurs d’Aracataca en racontant l’enfance enchantée du petit Gabito dans la douceur tropicale, sous l’aile protectrice d’un grand-père sorti d’un conte de fées. Il lui apprit que les rêves gouvernent le monde et il fut, pour lui,  » une source de sagesse et de sécurité « , écrit Martin, qui montre comment le romancier s’est forgé entre les bras de ce mentor trop vite disparu.  » Après sa mort, rien d’important ne m’est arrivé dans la vie « , dira Garciá Márquez.

Son adolescence allait être aussi tourmentée que l’Histoire colombienne : à 20 ans, le jeune Gabriel n’a plus rien d’un ange. Son biographe dépeint un garçon profondément solitaire,  » exilé dans sa propre existence  » entre Carthagène et Bogota, où il renonce à ses études de droit pour se lancer dans le journalisme tout en sachant déjà qu’il serait écrivain, afin de renouer avec cette enfance miraculeuse qui est le creuset de tous ses romans. Le premier, Des feuilles dans la bourrasque, sera d’abord snobé par les éditeurs et, quand il finira par paraître – en 1954 – il ne se vendra qu’à quelques centaines d’exemplaires. C’est à ce moment-là que Garciá Márquez quitte l’Amérique latine, les poches vides, et s’en va écumer la vieille Europe, en quête de reportages pour El Espectador. Mais ce journal de Bogota ne tardera pas à fermer ses portes, et le futur Nobel sera privé de ses maigres subsides : entre 1956 et 1957, il traversera à Paris deux années de galère terrible, contraint parfois de fouiller les poubelles, du côté de la rue Cujas, ou de mendier quelques centimes.

Sur sa terre natale, la belle Mercedes l’attend. Elle rêve de ses bacchantes à la Zapata. Il l’épouse. S’envole vers Cuba, où pavoisent les drapeaux rouges de la révolution. Ecrit les contes réunis dans Les Funérailles de la Grand-Mémé, des histoires flamboyantes qui frémissent sur le brasero du réalisme magique. Et puis, alors qu’il vient de débarquer au Mexique, toujours aussi fauché, le ciel lui tombe sur la tête. Il est au volant de sa vieille Opel et, soudain, une phrase surgit de nulle part :  » Bien des années plus tard, face au peloton d’exécutionà  » Ce sera l’incipit de Cent Ans de solitude, terminé en 1966 après douze mois de transe – et 30 000 cigarettes. Gabo, comme on le surnomme désormais, est au sommet de son art. Son livre l’a guéri des blessures du passé. L’Europe annonce la naissance d’un géant. L’Amérique latine exulte. Elle a trouvé son nouveau Quichotte entre les pages de ce chef-d’£uvre où un village imaginaire – Macondo – devient l’Atlantide de tout un continent, l’eldorado qui lui permet de se réconcilier avec ses mythes dans le tohu-bohu d’une prose jubilatoire.

A la poste de Mexico, quand Garciá Márquez voulut envoyer le manuscrit de Cent Ans de solitude à son éditeur argentin, il n’avait même pas de quoi payer les timbres, et il dut alléger le colis de quelques chapitresà Après ? Gloire, fortune, honneurs. Et le risque de se perdre. Ecrasé par sa propre statue,  » le vrai Garciá Márquez disparut à jamais sous le poids de la célébrité « , écrit Martin, avant de démêler l’inextricable écheveau de l’existence d’un monstre sacré qui se met à distribuer anathèmes et compliments à tous les grands de ce monde, intervient dans les débats politiques, fréquente Mitterrand à l’Elysée, défend les droits de l’homme et fustige Pinochet tout en continuant, contre vents et marées, à flagorner l’autocrate Fidel Castro, dont il deviendra  » le laquais  » – dixit Vargas Llosa. L’écrivain peaufinera d’autres merveilles – L’Automne du patriarche, Chronique d’une mort annoncée, L’Amour aux temps du choléraà

Et puis vient l’heure du couronnement suprême.  » Je suis baisé !  » s’écrie ce cabot de Gabo lorsqu’il apprend dans son appartement de Mexico qu’il a décroché le Nobel, en octobre 1982. Il ira recevoir son prix au pays des froidures, vêtu d’un liquiliqui immaculé – et d’un caleçon Damart – avant d’être rattrapé par un affreux cancer tout en gardant assez de force pour signer un roman que Martin trouve bien fade (Mémoire de mes putains tristes) et un recueil de souvenirs qu’il juge artificiel, Vivre pour la raconter.

C’est un écrivain épuisé, assailli par l’amnésie – il ne se souvient plus des titres de ses livres – que l’on quitte au moment où il fête ses 80 ans à Mexico, en mars 2007. Mais, au fond, peu importe : le gringo d’Aracataca aura eu le temps de nous offrir l’une des £uvres les plus fortes et les plus visionnaires du xxe siècle. Cette £uvre, Martin la décrypte lumineusement, sans le moindre jargon. Et il rappelle que Garciá Márquez a su donner aux légendes latino-américaines une dimension universelle – et tragique – tout en sondant les abîmes les plus sombres de la condition humaine et en réinventant l’Histoire déchirée de sa terre natale, dans le douloureux chaos des violences et des révolutions.  » Il n’y a pas une seule ligne de mes livres que je ne puisse relier à une expérience réelle et au monde concret « , a expliqué le conquistador des lettres colombiennes. On ajoutera qu’il a réussi à transformer le quotidien en merveilleux, le merveilleux en utopie, et l’utopie en jardin des délices, grâce à la fabuleuse alchimie d’une prose qui a la fragrance de la goyave, et la fureur luxuriante des Caraïbes.

Garciá Márquez a dit un jour à son biographe que  » tout le monde a trois vies : une vie publique, une vie privée et une vie secrète « . La troisième est la plus précieuse, car elle se cache dans le gigantesque labyrinthe d’une £uvre en perpétuelle métamorphose. Cette vie-là, Martin ne l’oublie jamais. Et, de l’indomptable Gabo, parvient à faire un personnage de ses propres romans. Afin que la littérature ait le dernier mot.

Gabriel Garciá Márquez. Une vie, par Gerald Martin. Trad. de l’anglais par Marie-France Girod, Alice Pétillot et Dominique Letellier. Grasset, 703 p.

Les premières lignes de Cent Ans de solitude (Seuil, 1968), le plus célèbre des romans de Gabriel Garciá Márquez.

A. C.

GarciÁ MÁrquez a réussi à transformer le quotidien en merveilleuxà paris, il fouillait les poubelles et mendiait

 » Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. Macondo était alors un village d’une vingtaine de maisons en glaise et en roseaux, construites au bord d’une rivière dont les eaux diaphanes roulaient sur un lit de pierres polies, blanches, énormes comme des £ufs préhistoriques. Le monde était si récent que beaucoup de choses n’avaient pas encore de nom et, pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt. « 

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