Quand Marine Le Pen rêve de terre promise

Le soutien de la communauté juive, par sa puissance symbolique, est un enjeu majeur de la dédiabolisation du Front national. Sa présidente travaille au corps les réseaux pour être un jour reçue avec les honneurs en Israël.

La voix monte, tremble un peu, puis explose :  » Israël n’est pas un Etat raciste ! Il n’y a pas d’apartheid, mettez-vous ça dans la tête !  » En prononçant ces mots le 28 novembre 2014 à la tribune de l’Assemblée nationale, le député Rassemblement bleu Marine Gilbert Collard ignore que la vidéo de son intervention va devenir un must des réseaux sociaux franco-israéliens : à Paris comme à Tel-Aviv, les partages Facebook se multiplient, encore aujourd’hui. Les invitations à des fêtes communautaires et autres galas de charité confessionnels abondent sur le bureau de l’avocat mariniste. Me Collard réside avenue Niel, au coeur d’un XVIIe arrondissement prisé des Parisiens juifs.  » J’y suis un peu comme le maire… « , fanfaronne-t-il. Son voisin du dessus, avec qui il entretient les meilleures relations, n’est autre qu’un vice-président du Crif, le Conseil représentatif des institutions juives de France. L’avocat député va bientôt pouvoir mesurer sa popularité en Israël : au début d’avril, il s’y rendra discrètement pour un voyage certes personnel et non visé par Marine Le Pen, mais bien préparé et aux consonances politiques.

Echapper à la structurelle accusation d’antisémitisme

Un élu proche du Front national accueilli avec les honneurs à l’aéroport Ben-Gourion de Tel-Aviv ? Impensable il y a encore quelques années… C’est pourtant devenu une réalité : le vote juif en faveur de l’extrême droite progresse chez une population traditionnellement très hostile,  » point de détail de l’Histoire  » oblige, à l’égard du parti fondé par Jean-Marie Le Pen. Ce basculement partiel a donné lieu en juillet 2015 à quatre pages d’enquête dans L’Arche, le  » magazine du judaïsme français « , sobrement titrée  » Marine Le Pen et les juifs de France « . L’article évoque une extrême droite  » profitant de l’inquiétude grandissante d’une partie de la communauté juive face à la montée de l’antisémitisme islamique « . On retrouve même le témoignage quelque peu sirupeux d’une des meilleures amies de la présidente du Front national, l’artiste Shana Aghion :  » On se fréquente depuis plus de dix ans, et je ne l’ai jamais entendue dire du mal des juifs. […] C’est la soeur que j’aurais aimé avoir.  »

Sollicitée sur ces questions peu avant la sortie du magazine, Marion Maréchal-Le Pen se décrit en jeune femme  » sensible à l’identité, et donc sensible à ce que les juifs font de leur identité « , avant d’inviter à regarder les scores du FN dans les quartiers dits juifs de Paris. Dans un entretien accordé à l’hebdomadaire Valeurs actuelles en juin 2014, la présidente du FN assure être  » le meilleur bouclier  » pour les kippas menacées de la Seine-Saint-Denis, jusqu’aux quartiers du centre de Paris. La formule fait mouche et s’appuie sur les succès électoraux frontistes.  » Ils font de bons scores, opine un responsable de média communautaire. Et nous, on se dit que ce serait bien d’avoir des alliés dans la place…  »

Pour échapper à la structurelle accusation d’antisémitisme, il existe une longue  » stratégie de respectabilité chez les héritiers de Jean-Marie Le Pen « , ainsi que le note le député UDI Meyer Habib, incontournable personnalité de la voix juive en France et affable voisin d’hémicycle de Marion Maréchal. Dès 2006, Marine Le Pen saisit l’occasion de s’adresser à  » la communauté  » en répondant de bonne grâce à Jacques Benillouche, un ancien employé d’IBM devenu journaliste indépendant. Elle affirme sa ligne, inchangée en dix ans :  » Israël a droit à sa sécurité, la Palestine à des frontières.  »

Au-delà de ces mots convenus, le plus significatif réside dans la manière dont cette interview a été accordée à un inconnu. Quand Benillouche téléphone au standard du Paquebot, le siège du Front de l’époque, on lui passe immédiatement le bureau de la fille du président. Le journaliste se souvient d’avoir été  » charmé  » par la bienveillance de la femme politique à son égard. A la fin de l’entretien, avant de servir de guide pour une visite personnalisée des lieux, elle lui confie, en  » off  » :  » Le jour où on comprendra que des juifs nous soutiennent, on aura gagné la dédiabolisation.  »

Jean-Marie Le Pen croit au complot…

Ce  » verrou que représente l’antisémitisme  » a sauté, pour l’entourage de Marine Le Pen, avec l’exclusion de son père. Une version confirmée avec véhémence par… ce dernier. En juin 2015, juste après la crise qui l’a opposé à sa fille, le fondateur du Front national glisse, de son bureau de Montretout :  » Marine a obtenu la respectabilité de la communauté juive : le président du Crif a dit qu’elle était « irréprochable » (NDLR : lors d’une interview sur Europe 1 en février 2015). Pour obtenir ce brevet de la part de M. Cukierman, elle a dû avoir des conversations, des échanges, et peut-être même prendre des engagements… Ces engagements comporteraient, selon mon hypothèse, l’exclusion de Jean-Marie Le Pen.  » Sans verser dans cette paranoïa, ces propos sont à mettre en perspective avec ceux de l’avocat proche de la droite israélienne Gilles-William Goldnadel, qui avait demandé au début de 2011, lors d’un tête-à-tête avec Marine Le Pen, sinon de tuer le père, au moins de  » se mettre à jour avec la Shoah « .

Ce fut chose faite lors d’une interview donnée au Point en février 2011, dans le mois qui a suivi son accession à la tête du Front national, où elle qualifie les crimes nazis de  » summum de la barbarie « . Depuis, c’est avec la communauté elle-même que la fille de Jean-Marie Le Pen souhaite se mettre à jour, en tentant de consolider ses réseaux. Tous azimuts. A la demande expresse de la présidente du Front national, Nicolas Bay, secrétaire général du FN, s’est inscrit dès le début de son mandat de député européen, en mai 2014, dans la délégation pour les relations avec Israël, afin d’y défendre en personne la ligne de sa chef. L’énarque Philippe Martel, transfuge de l’UMP et ancien collaborateur d’Alain Juppé, voit en Israël  » l’esprit de résistance, le pays de la démocratie malgré les dangers  » et cultive ses anciens contacts, assurant tenir à jouer un rôle de trait d’union.

Pour ce qui relève de la communauté juive elle-même, il faut cependant chercher à la loupe les têtes de pont. Pendant toute la campagne présidentielle de 2012, le compagnon de Marine Le Pen, Louis Aliot – dont le grand-père maternel est un juif d’Algérie – invite les journalistes à contacter un certain Michel Ciardi. Cet ancien communiste milite effectivement pour améliorer la réputation de Marine Le Pen au sein de sa confession. Auteur régulier sur le site Riposte laïque, Ciardi multiplie ces dernières années les tribunes où il appelle ouvertement à voter Front national.

De manière moins voyante, Richard Abitbol joue aussi un rôle dans la dédiabolisation. L’homme dirige la Confédération des juifs de France et amis d’Israël, mais également une loge du B’nai B’rith – sorte de franc-maçonnerie juive -, la loge Déborah Sam Hoffenberg. Abitbol aurait déjà rencontré Marine Le Pen à plusieurs reprises et, si Bruno Gollnisch le cite régulièrement sur son blog, cela ne doit rien au hasard. Dans un texte publié en 2015 sur le site de sa Confédération, Richard Abitbol, applaudissant le laïus de Roger Cukierman sur l’irréprochabilité de Marine Le Pen, écrit :  » Le passage à l’acte du vote Front national n’est plus un sacrilège !!!  » Olivier Rafovitch, ancien porte-parole de Tsahal, proche de l’ex-ministre israélien d’extrême droite Avigdor Lieberman, participe aussi à ce mouvement.  » Ici, Rafovitch répète partout qu’il ne faut pas condamner Marine Le Pen « , raconte le journaliste Jacques Benillouche, installé depuis 2007 à Tel-Aviv.

 » Florian  » n’est pas particulièrement préoccupé par la question juive…

Echouant à dépasser le stade des débauchages individuels, le FN peine toujours, en 2016, à obtenir un assentiment officiel, institutionnel. Marine Le Pen est une fois de plus restée à la porte du dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France au début de mars. Plus dommageable, son président, Roger Cukierman, semble revenir sur ses propos conciliants en multipliant les déclarations hostiles à l’égard de Marine et Marion Le Pen :  » Nous devons être exemplaires et sans faille dans le rejet des héritières de Jean-Marie Le Pen « , a-t-il attaqué lors du dîner. L’avocat Patrick Klugman, ancien président de l’Union des étudiants juifs de France, élu socialiste à la mairie de Paris, travaille ardemment à maintenir les frontières entre le Front et sa communauté. Au sein d’une association classée à gauche, Avenir du judaïsme, on insiste :  » Les digues ne sont pas tombées car les valeurs fondamentales du judaïsme défavoriseront toujours le vote pour les extrêmes.  » Et on se projette :  » Mécaniquement, la proportion de juifs français électeurs du Front national va diminuer, car ceux qui choisissent de ne pas partir en Israël réaliser leur alyah, ce sont les plus ouverts, les moins communautaires.  »

Israël : la terre que Marine Le Pen s’était promis de fouler se dérobe toujours à elle. Depuis dix ans, les voyages de la présidente du Front national dans un pays où l’on peaufine sa stature internationale comme nulle part ailleurs se voient sans cesse ajournés. Sans doute échaudée par la visite ratée de son compagnon, Louis Aliot, en 2011, elle ne se rendra en Israël que si elle obtient la garantie de rencontres de haut niveau. Pas évident, quand on voit récemment qu’un bien plus simple déplacement au Canada met en lumière les très fortes réticences de la classe politique étrangère à son égard.  » Il faut reconnaître que c’est plutôt Israël qui fait la gueule, explique Gilles-William Goldnadel, dont la vie se partage entre Paris et Tel-Aviv. C’est une connerie de ne pas recevoir Marine Le Pen. Israël ne manque pas d’ennemis, mais le gouvernement Netanyahou a peur de la réaction de la communauté juive organisée française.  »

 » Aller en Israël avant 2017 ne me paraît pas indispensable, répond en écho un conseiller de la présidente du Front national. Le problème, c’est qu’on exporterait avec elle les tensions. Ce ne pourrait pas être un voyage serein.  » En interne, l’influence de Florian Philippot ne serait pas étrangère à l’ajournement du séjour. Dans la communauté, sa déclaration où il se félicite, après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, de son absence dans le cortège du 11 janvier 2015 a profondément choqué. Philippot déclare alors sur RTL :  » Je n’étais pas mécontent de ne pas être derrière les représentants de l’ultradroite racialiste israélienne.  » Au siège du Front national, ses camarades n’ont pas été étonnés : ils soulignent perfidement que  » Florian  » n’est pas particulièrement préoccupé par la question juive…

Pas de pèlerinage en Terre sainte pour Marine Le Pen ; pas question pour la présidente du Front national de laisser la place aux autres pour autant. Quand, en janvier 2016, au sortir d’un déjeuner de presse, a fuité dans Le Monde la rumeur d’un prochain déplacement de Marion Maréchal en Israël, sa tante a piqué une familière colère. Les mails échangés avec sa nièce, laquelle lui indique l’avoir déjà prévenue de ce projet par ailleurs peu imminent, n’y changent rien. Dans l’entourage de la députée, on a compris que la première Le Pen à visiter Yad Vashem, le bouleversant mémorial de la Shoah à Jérusalem, ne devait pas être Marion.

Par Tugdual Denis

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