Quand l’homme aura vidé la mer…

Pêche excessive, techniques destructives, pollution menacent de transformer les océans en déserts liquides. Et de faire disparaître, à l’état naturel, poissons, crustacés et mammifères marins.

Aux confins déchiquetés du Finistère (ouest de la France), entre Ouessant et la chaussée de Sein, des eaux glaciales et poissonneuses bercent nerveusement leurs trésors. Ici, même par temps calme, les courants contraires font mousser l’eau dans les chenaux entre îlots et hauts fonds, où seuls se risquent le phoque gris et le grand dauphin. Ici, c’est la mer d’Iroise, bleu sur bleu quand le soleil s’y met, redoutable le reste du temps – c’est-à-dire souvent.  » Qui voit Ouessant voit son sang, qui voit Sein voit sa fin « , dit l’adage. Tout un programme.

Cette situation exceptionnelle, aux confluences de la Manche et de l’Atlantique, le constant brassage de ses eaux, la variété et la richesse de sa biodiversité ont fait de cette côte d’abers, de dunes et de falaises le premier parc marin de France, qui détient le deuxième domaine maritime mondial, derrière les Etats-Unis. Créé en octobre 2007, le parc englobe, sur 3 550 kilomètres carrés, l’un des plus riches et vastes champs d’algues d’Europe (300 espèces), 130 sortes de poissons, le quart des mammifères marins et les derniers petits pingouins de l’Hexagone, d’exceptionnels coraux noirs et des centaines d’autres espèces.

En face, à des milliers de milles, c’est Terre-Neuve – le bout du monde. Et une tout autre histoire. Car, si la mer d’Iroise est en passe de devenir un modèle d’aire marine protégée, avec sa gestion raisonnée de la ressource halieutique, la grande île canadienne, autrefois synonyme de miraculeuses pêches à la morue, s’impose désormais comme un triste cas d’école. Ses cabillauds, qui ont nourri des millions d’Européens cinq siècles durant, ont disparu. Trop de bateaux et, finalement, trop peu de poissons. Le moratoire imposé en 1992 par le Canada n’aura servi à rien : la morue de Terre-Neuve ne reviendra plus.

Las ! pour être emblématique, Terre-Neuve n’est pas un cas isolé. Partout dans le monde, on pêche trop. Et mal. Sans même parler de la pêche illégale, qui représenterait 20 % des prises globales, pour un pactole de 9,5 milliards de dollars par an. En novembre 2006, une étude américano-canadienne parue dans la revue américaine Science sonnait le tocsin : la  » surpêche « , conjuguée à la pollution et aux effets du réchauffement climatique, pourrait engendrer la disparition de toutes les espèces de poissons et de crustacés exploitées actuellement aux alentours deà 2050. Autant dire demain. 75 % des ressources marines sont en passe d’être surexploitées, et 90 % de la biomasse des grands prédateurs, thons, requins et cétacés, a d’ores et déjà disparu. L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a évalué l’état de 1 300 espèces marines, pour constater que plus du tiers est au bord de l’extinction.

La nature s’affole.  » Dans l’Atlantique Nord, le merlu, très mal en point, a changé de comportement, explique Carl Gustaf Lundin, chef du programme mondial pour le milieu marin à l’UICN. Il se reproduit avant d’être pleinement mature, sans parvenir à enrayer son déclin.  » Les prédateurs naturels ne sont plus là pour éliminer les sujets malades, augmentant les risques d’épidémies et de dégénérescence. Dans certaines zones du globe, la surexploitation du  » poisson fourrage « , sardines et anchois, a laissé derrière elle des déserts liquides, où seules subsistent les méduses, comme le racontent le biologiste Philippe Cury et le journaliste Yves Miserey dans un ouvrage passionnant et remarquablement documenté, Une mer sans poissons (Calmann-Lévy).

 » Difficile d’émouvoir le grand public sur le sort des poissons « , soupire Jean Boucher, chercheur au département des sciences et technologies halieutiques de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), à Brest.  » Le problème de la mer, c’est qu’on ne voit pas ce qui se passe sous la surface.  » Et c’est loin d’être joli. Le gâchis règne. Certaines pêcheries, comme celles des grandes crevettes tropicales ou de l’espadon, ramènent ainsi jusqu’à 90 % de  » prises accessoires « , espèces indésirables qu’on rejette à l’eau. Un peu comme si, pour tirer un lapin, un chasseur abattait, les yeux fermés, neuf autres bestioles.  » La pêche au thon prend autant de dauphins et d’oiseaux que de poissons « , souligne Claire Nouvian, infatigable ambassadrice des océans à l’UICN.

Toutes espèces confondues, les  » rejets de pêche  » pourraient représenter jusqu’au quart des prises mondiales. Soit que la prise n’est pas l’espèce ciblée, soit qu’elle n’a pas la taille minimale requise par les réglementations :  » En deçà, les poissons, trop jeunes, n’ont pas eu le temps de se reproduire « , explique Jean Boucher. Mais filets, palangres et chaluts ne font pas le tri, et les juvéniles sont pêchés puis rejetés à l’eau, ce qui revient au même. Pour l’halieute de l’Ifremer,  » c’est l’un des effets pervers des quotas. Il vaudrait mieux inciter les pêcheurs à débarquer ces prises, pour qu’on ait une idée de ce qui est prélevé, et leur donner une valeur marchande. On pourrait les utiliser dans l’alimentation des poissons d’élevage, ou pour nourrir les animaux domestiques « .

Pis : certaines techniques, comme le chalutage des fonds, dévastent tout sur leur passage. Coraux froids, éponges, organismes à la croissance très longue, rares poissons benthiques (qui vivent dans les profondeurs) sont ratissés pêle-mêle. Les monts sous-marins, ces chaînes montagneuses couvertes de  » forêts  » aquatiques, dont on ignore encore presque tout, sont labourés. Claire Nouvian, spécialiste des grands fonds, auxquels elle a consacré un livre spectaculaire, Abysses (Fayard), se démène pour donner un statut et une protection à ces immensités, plus méconnues que la Lune – seuls 5 % des fonds marins sont cartographiés, et on estime entre 500 000 et 5 millions le nombre d’espèces à découvrir.  » Il faut en finir avec ce pillage « , martèle-t-elle.

 » Nous ne pouvons avoir une approche productiviste avec la pêche, [qui] est en réalité une activité de cueillette « , prévient Charles Braine, du WWF, en préface au livre-manifeste de Charles Clover, Surpêche, l’océan en voie d’épuisement (Demopolis-WWF).  » Peut-être devrons-nous, in fine, nous résoudre à consommer des espèces dédaignées jusqu’à présent, souligne Yvon Morizur, ingénieur halieute à l’Ifremer. Après tout, on ne manque pas d’entélures et de capros aper, même s’ils sont pleins d’arêtesà  » Certes, les goûts changent. Autrefois, les coquilles Saint-Jacques, qui pullulaient en baie de Plougastel, servaient de nourriture auxà poules.

Valoriser la production, grâce à des labels de qualité

Il faudrait surtout apprendre à pêcher mieux, et moins. En Iroise, ligneurs, fileyeurs et caseyeurs ont pris la mesure du problème et cherchent à valoriser leur production, notamment par le biais de labels de qualité. Depuis des années, ils ont d’eux-mêmes mis le holà à certaines pratiques et s’impliquent dans le développement durable de leur activité. Pour laisser, par exemple, la langouste rouge reconstituer tranquillement son peuplement, du côté du raz de Sein. Ou tester des systèmes d’éloignement des dauphins, limitant les prises accidentelles. Pour André Le Berre, qui préside le comité régional des pêches maritimes de Bretagne,  » il n’est pas seulement question de protéger la biodiversité. Notre survie est en jeu « . l

Marion Festraëts

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