Quand les parents ne seront plus là…

Parce qu’ils vivent de trois ou quatre fois plus longtemps qu’en 1930, les handicapés mentaux survivent de plus en plus souvent à leurs parents. Qui les prendra en charge ? La question est toujours identique. Ses réponses, variées

Honni soit qui appelle  » Bécassine  » la silhouette en pierre à l’entrée de la maison des Deprez. Viviane fustigera l’imprudent de son regard le plus orageux : on ne confond pas impunément Bécassine et la Vierge Marie, même si la coiffe bretonne et un sourire de travers défient radicalement les canons de l’iconographie religieuse traditionnelle. C’est une Vierge un peu différente, c’est tout. Une des dernières créations de la main de Viviane avant qu’elle ne quitte la Forestière, le jour J. Un jour de grand pas… Celui de la fin de vingt-trois années de centre de jour, avec hébergement parental, et le début de la vie dans  » sa propre maison « .

Viviane Deprez a 52 ans. Elle appartient à cette première génération de personnes handicapées mentales qui arrivent en âge de survivre à leurs parents. En 1930, son espérance de vie aurait été de vingt-deux ans. Elle dépasse aujourd’hui les soixante ans. Soit quarante années de gagnées en moins d’un siècle, cinquante pour les trisomiques dont la durée de vie moyenne n’excédait pas les neuf ans en 1929. A l’origine de cette victoire sur le temps : les progrès de la médecine, l’amélioration des conditions de vie et une meilleure prise en charge par les familles. D’autres facteurs expliquent le changement : l’éducation dès la petite enfance, mais aussi le développement du diagnostic prénatal.

Les années conquises méritent bien sûr d’être saluées. Mais elles soulèvent aussi des questions inédites face à ces nouveaux orphelins, assez âgés mais peu ou pas autonomes. Pour les parents émerge surtout une préoccupation essentielle et souvent source d’angoisse :  » Quand je ne serai plus là, qui va s’occuper de lui ? Comment lui trouver un endroit où il pourra vieillir ? Où il sera toujours bien ?  »

Le départ de Viviane, ses parents y pensent depuis longtemps. Depuis que Henri Deprez a commencé à sentir le poids des ans, à avoir la santé chancelante. Mais il fallait choisir un cadre de vie pour les années que leur fille vivrait sans eux. Quelque chose qui lui ressemble, qui ressemble un peu à leur petit foyer feutré, à une famille. Une institution qui n’aurait pas peur de ses problèmes de poids et de santé. Les parents Deprez, qui n’ont pas de revenus particulièrement élevés, ont examiné la question sous toutes les coutures et ils ont finalement opté pour la voie la plus ardue, mais la plus personnalisée. Ils ont façonné avec 8 autres couples un cocon sur mesure pour ceux qu’ils appellent encore  » les enfants « . Avec une chambre pour chacun, un jardin, des activités de toutes sortes et une armée d’éducateurs. Et en vue des années à venir, un ascenseur et les services d’une équipe soignante. Depuis l’achat du terrain en 1993, ils ont travaillé dix ans à créer autour de leur progéniture l’institution qu’ils imaginaient pour elle. Un vrai parcours du combattant au pays aride des arcanes juridiques, financiers et administratifs. Et, à l’heure de la touche finale, un doute ultime : et s’il (elle) ne s’adaptait pas ?

Mais Viviane s’adapte et rêve de la Forêt, sa nouvelle maison, les jours où elle n’y séjourne pas. Pour ses parents, le départ a été un peu rude. Assise à l’extrémité d’un fauteuil bien trop grand, le chignon aussi impeccable que l’intérieur de sa maison, la maman confesse :  » Ça n’a pas été facile pour nous. On n’a vécu que pour elle, pendant cinquante-deux ans. Alors, en un coup… Même si on sait qu’elle revient le week-end.  »

Les Vertommen aussi ont fait de l’avenir de leur fille un de leurs projets de vie. Son départ est tout frais, son absence laisse un vide, mais sa maman insiste :  » On est soulagé… Vivre avec un enfant handicapé, quoi qu’on en dise, c’est un poids tous les jours. C’est être parent à temps plein pendant trente-sept ans. On est libéré…  » Même si, précise-t-elle, le manque se fait sentir dans leur demeure de Lasne. Mais elle sait que Périne apprécie son nouveau chez-elle. Ici aussi, on a cru dans les vertus du  » sur-mesure « . Dans son bureau d’architecte, Marie-France Vertommen évoque le projet le plus vaste sur lequel elle se soit jamais penchée :  » Depuis 1981, on a suivi des formations sur la vie affective et sexuelle des personnes handicapées pour penser la disposition des pièces. On a tout imaginé, des fondations aux horaires, en passant par la pédagogie et le règlement d’ordre intérieur.  »  » On « , ce sont les couples moteurs de l’initiative. Chacun d’entre eux a avancé à l’époque 1 million de francs pour la mise en route du projet.

Des cibles faciles pour les arnaqueurs

Des familles comme celles-ci, il y en a des dizaines. Mais leur démarche est rare. Nathalie Merlin et Michel Mercier (Facultés universitaires de Namur) épinglent, dans une étude sur le vieillissement des personnes handicapées mentales, trois autres attitudes courantes chez les parents concernés. Il y a ceux qui  » y penseront « , mais  » pas tout de suite « . Ou ceux qui  » y pensent  » mais qui  » ne trouvent pas de solution  » à leur portée. Et puis, il y a ceux qui refusent d’envisager la fin. Et donc ce qui suit la fin.  » C’est souvent le cas des familles où un des parents veuf se retrouve seul avec son enfant handicapé. Une relation d’interdépendance très forte se crée, avec un refus d’imaginer la séparation. Celui-ci sera souvent d’autant plus affirmé que l' »enfant » est âgé. Au-delà de la cinquantaine, il n’aura parfois connu que la cellule familiale : l’enseignement spécial ne date que des années 1970 « , explique Dominique Gilson, coordinatrice du Support-Ahm (création de l’Association francophone d’aide aux handicapés mentaux) et de son  » service après-parents « . Elle connaît bien le problème du confinement. Elle l’aborde tous les jours, dans son bureau de la place Saint Barthélemy, à Liège, où elle aborde avec les familles le sujet délicat de l’ère  » après-parents « . Histoire d’éviter ces situations d’urgence où au deuil s’ajoute, pour la personne handicapée, l’angoisse de nuits en maison de repos, en hôpital psychiatrique ou dans tout autre gîte qui aurait un lit à offrir  » en attendant mieux « .

Le Support-Ahm a vu le jour officiellement en 1997, au moment où l’Agence wallonne pour l’intégration des personnes handicapées (AWIPH) accordait au projet ses premiers subsides. En janvier 2002, après cinq ans de travail, les différentes antennes du service suivent ensemble 170 familles un peu partout en Wallonie. Un travail de très longue haleine, puisqu’il s’échelonne de la première visite des parents au décès de l’orphelin. Chaque fois, Dominique Gilson ou un de ses collègues reçoit les familles à trois ou quatre reprises et amène en douceur l’idée de la séparation. Parfois, ça fait l’effet d’une bombe. Parfois, ça semble dans l’ordre des choses. Le plus souvent, le silence qui suit se trouve quelque part entre les deux. Ensuite, ils construisent ensemble un dossier : des pages qui rassemblent les réticences des parents, des frères et s£urs et de l’adulte handicapé, de leurs souhaits respectifs et une marche à suivre pour les réaliser.

Concrètement, le travail couvre plusieurs terrains. Celui de la recherche de structures d’accueil mais aussi celui du cheminement dans les dédales juridiques et financiers.  » Beaucoup de parents cherchent des conseils pour la gestion des allocations et la transmission de l’héritage. Les personnes handicapées sont souvent prodigues, avides de contacts et peu conscientes de la valeur de l’argent. Un mélange comme celui-là en fait des cibles faciles pour les arnaqueurs en tout genre « , souligne Dominique Gilson. Autre tâche du Support-Ahm : développer autour de la personne handicapée – surtout si elle n’a plus de famille proche û un réseau étroit de contacts. Un univers affectif de référence au-delà des bouleversements familiaux et des migrations obligées.  » C’est l’avantage des réseaux de parrainages, où quelqu’un d’extérieur prend sous son aile une personne handicapée et l’emmène tous les mois au foot ou au cinéma, prend de ses nouvelles… Mais des initiatives comme celles-là sont encore assez rares en Belgique.  » Alors, le Support-Ahm joue de temps en temps les parrains de substitution.  » Pour qu’au moins une fois par an, insiste Dominique Gilson, quelqu’un se pose la question : est-ce qu’il va toujours bien ? Est-ce que l’institution tient toujours ses promesses ?  »

Trouver sa place

Trouver une institution fiable, une structure fixe qui puisse accueillir la personne handicapée à long terme : c’est l’autre volet du travail du Support-Ahm. C’est aussi un passage obligé pour tous les parents qui ne veulent ou ne peuvent pas faire comme les Deprez et les Vertommen. Ou pour ceux qui refusent l’idée d’une garde par les frères et s£urs. Mais la démarche relève souvent de la gageure parce que les places sont rares et qu’elles ne se libèrent pas toujours là où il faudrait. Et plus le candidat est âgé et considéré comme  » difficile « , moins la recherche est aisée. Côté parents, la perspective de choisir un encadrement pour le reste de la vie de leur enfant les rend assez exigeants. Et il est rarement sûr qu’il pourra vieillir sans devoir changer, tôt ou tard, de terre d’accueil. La plupart des services résidentiels font tout pour garder les pensionnaires dans leur cocon le plus longtemps possible, mais arrive presque toujours un temps où ils doivent passer la main à l’hôpital, quand l’état de santé du résident s’aggrave, ou à la maison de repos : un éducateur n’est ni infirmier ni gériatre, et l’institution peut avoir du mal à fonctionner à deux vitesses. Celle des  » valides  » et celle des autres.

Dans les maisons de repos, on voit parfois arriver ensemble un parent veuf et son enfant handicapé. C’est une solution si le plus jeune peut continuer à exercer ses activités à l’extérieur. D’autant que beaucoup d’adultes handicapés ont des atouts pour s’intégrer en maison de repos :  » Ils ont souvent déjà vécu une partie de leur vie en collectivité, relève Yolande Drouet, directrice de deux séniories « mixtes » près de Namur. Et, de toute façon, la vieillesse est la même.  » Mais l’intégration dépendra aussi de la souplesse du personnel û un infirmier ou un kiné n’est pas un éducateur û, de celle des résidents, et surtout du moment clé de l’accueil du nouveau venu.  » Quand la personne arrive seule, reprend Yolande Drouet, on a souvent très peu de contacts avec ceux qui nous l’envoient, hôpital ou institution. Dans ce cas, l’adaptation mutuelle est difficile parce qu’on ne sait rien d’elle. Il faudrait davantage de dialogue entre les lieux d’accueil.  » Autre solution pour améliorer la transition, celle de Marie-Odile Rethore, professeur et généticienne au centre Jérôme Lejeune, à Paris : elle propose aux parents de faire un album de vie, une compilation de photos, de textes et de collages pour raconter, à ceux qui prennent le relais, le parcours de leur protégé. Question de réduire un peu plus – sans l’éliminer tout à fait – l’incertitude des années qui suivront.  » On ne peut jamais être sûr de tout programmer, souligne Dominique Gilson, du Support-Ahm, et c’est tant mieux. C’est un peu irrespectueux de vouloir fixer à l’avance toute la vie de son enfant.  » Une vie prolongée, mais peut-être pas tout à fait la sienne.

Myriam Baele

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