Quand le Net dit niet

Alors que la presse écrite et l’audiovisuel sont largement muselés, la Toile s’impose comme un contre-pouvoir bien réel. Bureaucratie, carences des services publics, corruption… Les blogueurs prennent la parole et dénoncent les abus.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL AXEL GYLDÉN, AVEC ALLA CHEVELKINA REPORTAGE PHOTO : FEDOR SAVINTSEV POUR LE VIF/L’EXPRESS

A Moscou, le 19 janvier dernier, la petite voiture d’Elena Yaroch, une étudiante âgée de 23 ans, est percutée par une grosse berline allemande. Le bolide, gyrophare allumé, transporte le représentant du Kremlin à la Douma (Parlement), Garry Minkh, et roule à contresens sur la route Roublevskoïe, dans l’une des banlieues les plus huppées de la capitale russe. Le chauffeur de Minkh meurt sur le coup, tandis que la jeune fille souffre des deux jambes cassées et d’un traumatisme crânien. Le politicien, lui, s’en tire avec quelques bleus. Arrivés sur place, les policiers, embarrassés, rechignent à établir les responsabilités. Alors que Garry Minkh affirme n’avoir rien vu lors de l’accident – il dormait, dit-il -, témoignages et enregistrements vidéo (détruits depuis lors) accablent son chauffeur. Dès le lendemain, pourtant, un porte-parole du Kremlin déclare que l’étudiante hospitalisée est à l’origine de l’accident.

Des vidéos de véhicules officiels en infraction

Sur Internet, alors, les blogueurs entrent en scèneà Révolté par autant d’injustice, l’un d’entre eux met en ligne sur YouTube plusieurs vidéos que le chauffeur avait publiées auparavant sur MySpace. Ce  » fou du volant « , coutumier des excès de vitesse, avait filmé plusieurs de ses  » exploits  » accomplis sur la route Roublevskoïe, lieu de l’accident.

En février 2010, un accident comparable avait déclenché un énorme scandale. Cette fois-là, c’est le vice-président de la compagnie pétrolière Lukoil dont la voiture, toutes sirènes hurlantes, avait percuté le véhicule de deux femmes médecins, tuées sur le coup. Sans prendre la peine d’enquêter, la police a immédiatement conclu que les deux défuntes étaient responsables. Aussitôt, des blogueurs avaient créé le mouvement des Seaux bleus, une association d’automobilistes en colère qui dénoncent l’utilisation abusive des gyrophares par les personnes en cour au Kremlin : politiciens, hommes d’affaires ou encore cinéastes, tel Nikita Mikhalkov.  » Nous fédérons les mécontents grâce à Twitter et à nos blogs : sans cette technologie nous n’aurions jamais pu nous organiser et nous faire connaître « , raconte Piotr Chkoumatov, 32 ans, porte-parole de l’association. Ses membres, tous blogueurs, postent régulièrement des vidéos filmées, à l’aide de téléphones portables, de véhicules officiels en flagrant délit d’infraction au code de la route. Succès garanti.

L’action des Seaux bleus est emblématique de la mobilisation de la société civile sur la Toile.  » Le phénomène a explosé l’année dernière, en particulier lors des grands incendies de l’été « , explique Alexeï Venediktov, patron de la radio Echo de Moscou, dont le site Internet héberge des dizaines de blogs. La presse écrite et audiovisuelle étant largement muselée, surtout en province, un nombre croissant de Russes a recours à la Toile pour dénoncer les carences des services publics. Au point qu’Internet constitue désormais l’un des principaux contre-pouvoirs au régime de Dmitri Medvedev et de Vladimir Poutine.

De Saint-Pétersbourg à Vladivostok, en effet, des milliers d’anonymes publient des blogs, pour exprimer leurs doléances ou simplement raconter leur vie.  » Au temps de l’Union soviétique, l’expression « conversations de cuisine » (razgovory na koukhnie) désignait les critiques à l’égard du régime, raconte la politologue Macha Lipman, du Centre Carnegie de Moscou. Aujourd’hui, ces débats se retrouvent sur la Toile, où l’on assiste à la naissance d’une opinion publique.  »

Selon Dmitri Orechkine, géographe, entre 20 % et 35 % des foyers seraient connectés à Internet.  » En soi, explique-t-il, cela augure de la possibilité d’une démocratisation ultérieure. Puisque la télévision est aux ordres du pouvoir, tout le monde se replie sur le Web.  » Le résultat est un paradoxe qui aurait sans doute séduit Mikhaïl Boulgakov, l’auteur du Maître et Marguerite, un des chefs-d’£uvre de la littérature du XXe siècle, à mi-chemin de la critique sociale et du conte fantastique : en Russie, pour connaître la réalité, mieux vaut se rendre dans le monde virtuel ! C’est là que se donnent rendez-vous l’intelligentsia, les opposants au pouvoir et de simples citoyens désireux d’exprimer leur avis.

Attaques massives

 » Sans exagérer le rôle des blogs, ils contribuent à faire évoluer les mentalités vers davantage de modernité, analyse le politologue et blogueur Stanislav Belkovski. En 2010, la Russie est entrée dans une phase de « Perestroïka II » : même les élites qui profitent du système commencent à douter de celui-ci. Elles réalisent que le niveau de corruption dépasse la limite tolérable.  » Nul ne doute que le blogueur Alexeï Navalny, 33 ans, joue un rôle déterminant dans cette prise de conscience : en achetant des actions d’entreprises publiques dont il devient l’actionnaire minoritaire, Navalny accède aux comptes des sociétés dont il dénonce les trucages sur son blog, l’un des plus visités du Net russe. Récemment, une enquête judiciaire a été ouverte contre le  » gêneur « .

Moins connu que Navalny, Oleg Kozyrev se flatte d’un honorable classement au hit-parade des blogueurs :  » Je suis 4e sur le portail Livejournal, ce qui représente 10 000 visiteurs quotidiens, 22e sur YouTube et 25e sur Twitter « , se flatte cet ancien journaliste âgé de 39 ans dont le plus gros coup était une vidéo satirique de Poutine, où le Premier ministre était comparé à la chanteuse pop Britney Spears. Bilan : 450 000 visiteurs uniques. A part ça, Oleg,  » blogueur citoyen  » selon son expression, publie chaque jour ses réflexions politiques et suit les rassemblements de Stratégie 31, un groupe de citoyens qui défend, tous les 31 du mois, la liberté de manifester, conformément à l’article 31 de la Constitution. La censure ?  » Elle n’existe pas à proprement parler, dit-il. Cependant, mon blog fait régulièrement l’objet d’attaques massives de la part d’un groupe de gens qui cherche à orienter les commentaires dans un sens favorable au régime. « 

 » Le pouvoir paie des gens afin de polluer les discussions en cours sur les blogs et leur ôter toute substance « , confirme Vladimir Korsounski, rédacteur en chef de Grani.ru, un journal en ligne hostile au Kremlin. Mais Grani.ru, qui héberge des dizaines de blogs, a trouvé la parade. Désormais, pour participer aux discussions, il faut être admis au  » club Grani  » et, pour cela, décliner son état civil et ses coordonnées avant d’accéder aux forums de discussion.

Nommée représentante du président Medvedev

Ces attaques signifieraient-elles que le pouvoir craint la blogosphère ?  » Pas exactement, juge l’analyste Macha Lipman. D’abord, le gouvernement n’exige pas d’être soutenu à 100 % par la population. Ensuite, il considère que les blogueurs vivent dans un monde parallèle, inoffensif sur le plan politique.  » Au reste, les blogs sont surtout suivis par l’élite urbaine. Sur l’ensemble du territoire, la cote de popularité du tandem Poutine-Medvedev atteint toujours 60 %.

Même réduit à Internet, cependant, le contre-pouvoir semble efficace face aux dysfonctionnements les plus graves de la bureaucratie russe. L’histoire de Daria Makarova, 28 ans, est exemplaire. Le 10 novembre dernier, cette mère de famille qui habite non loin de Novossibirsk, en Sibérie, se précipite aux urgences : le rythme cardiaque de Maxim, son bébé âgé de 9 mois, se dérègle de façon alarmante. Successivement, deux hôpitaux lui refusent l’admission, faute de service pédiatrique. Après deux heures d’errance avec son enfant à l’agonie, elle atterrit dans un hôpital public vétuste où son bébé meurt quarante-huit heures plus tard, sans que sa maman ait pu partager ses derniers instants.  » On m’a laissée sur le palier, avec l’interdiction de voir mon enfant.  » Finalement, au bout de deux jours, une infirmière l’appelle, lui montre son enfant enveloppé dans un torchon et lui lance :  » Maintenant qu’il est mort, vous pouvez dégager. Rendez-vous à la morgue dans trois jours.  » Quelques jours plus tard, Daria Makarova, détruite, ouvre un blog pour narrer son effroyable histoire. Emus, des dizaines de blogueurs  » repostent  » à leur tour son texte, qui fait le tour de la Toile. Le scandale fait boule de neige. Des journalistes de télévision s’enquièrent de l’affaire et débarquent à Novossibirsk pour l’interviewer. L’affaire remonte jusqu’au Kremlin. Quelques jours plus tard, le représentant spécial du président Dmitri Medvedev pour les droits des enfants prend contact avec elle, puis lui rend visite en Sibérie. Il demande à Daria Makarova si elle accepte de devenir son représentant pour la région de Novossibirsk. Elle accepte.

Sa nomination n’est pas un simple geste populiste, sans lendemain. Désormais, le nombre d’ambulances pédiatriques dans la région de Novossibirsk est passé de 3 à 15. Les services d’urgence qui refuseront d’admettre des patients en situation critique seront sanctionnés.  » C’est une bien maigre consolation, dit la mère, le regard dans le vide. Cela prouve au moins que les blogs sont utiles. Puisque l’élite au pouvoir a tout pillé dans ce pays, et qu’elle est maintenant repue, peut-être qu’avec les blogs, nous, la société civile, pouvons l’aider à réaliser des choses positives.  » Peut-être.

AXEL GYLDÉN, AVEC ALLA CHEVELKINA

 » On m’a laissée sur le palier, avec l’interdiction de voir mon enfant « 

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