Quand Kitano voit double

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

L’étrange et délirant Takeshis’ expose les facettes contrastées d’un créateur et de son image publique. Histoire de sosies à l’appui !

Le Takeshi Kitano auteur de films fulgurants et acteur dur de dur, nous le connaissons bien pour avoir vu Hanabi, Sonatine ou Zatoichi. Muni d’un revolver (voire deux) ou d’un sabre, interprète d’un yakusa, d’un policier ou d’un samouraï, il campe lui-même les héros de son cinéma violent, poétique, original et libre. Or notre homme a un double, célébrissime au Japon, mais presque totalement inconnu chez nous : Beat Takeshi, animateur délirant d’émissions de télévision immensément populaires et résolument  » trash « , pratiquant sans vergogne le comique le plus énorme et humiliant. Le grand écart que cette dualité suppose n’a pu que  » travailler  » quelque peu l’ami Kitano, au point de lui donner l’envie (le besoin ?) d’y consacrer un film. Après dix ans de rumination autour d’un projet  » conçu comme une espèce de mille-feuilles empilant les états de conscience et mondes imaginaires d’un homme ordinaire qui n’était pas moi, mais n’en réunissait pas moins mes obsessions « , l’acteur et cinéaste a décidé de modifier ce scénario intitulé Fractal et de rebaptiser Takeshis’ce qui allait devenir clairement une réflexion à la première personne, et même aux deux premières personnes du singulier Kitano, tantôt artiste et dur de dur, tantôt rigolo de service…

Attention : ovni

Le résultat est carrément stupéfiant, assurément expérimental et en même temps divertissant, accumulant les fausses pistes et les vrais aveux avec une franchise déconcertante. Il en émerge une méditation en mouvement sur le créateur et interprète du film, les manières dont il est perçu au-dehors et les rêves qui le meuvent intérieurement.  » Non seulement je joue le film moi-même, commente le réalisateur de Dolls et de L’Eté de Kikujiro, mais le protagoniste en est Beat Takeshi/Takeshi Kitano, à travers un artifice narratif.  » Le procédé scénaristique revient à avoir inventé un sosie, acteur amateur et inconnu espérant son heure de gloire mais végétant dans un emploi banal et une timidité crasse. Approchant avec crainte et espoir le  » vrai  » Beat Takeshi, qui mène une vie trépidante de star médiatique avec arrogance et indifférence aux autres, l’anonyme va vivre une expérience frustrante, où réel et imaginaire finiront par communiquer et où la personnalité de son illustre sosie infiltrera la sienne…

 » Ce film est devenu progressivement bien plus bizarre encore que je ne l’avais envisagé au départ !  » s’exclame Kitano en évoquant l’authentique ovni qu’il nous donne aujourd’hui à voir. Le cinéaste a introduit dans son film plusieurs rêves personnels, dont son cauchemar récurrent :  » Me retrouver, durant la guerre du Pacifique, blessé, aux pieds d’un soldat américain.  » Il y a aussi mis  » des souvenirs de films précédents, comme Sonatine, des choses qui hantaient ma mémoire et demandaient à prendre forme concrè- te « . Toute cette matière personnelle, Kitano aimerait qu' » on ne cherche pas absolument à lui trouver un sens précis, avec une raison d’être à chaque scène et une explication rationnelle à chaque image « . Le réalisateur a toujours donné un grand rôle à l’inconscient dans ses choix créatifs et ne va pas le démentir à l’heure où sort son film le plus fou, le moins prévisible,  » synthèse improbable et involontaire de tout ce que j’ai fait, tourné, vécu, depuis quelques décennies « . Et d’ironiser, demi-sourire aux lèvres et regard pétillant de malice :  » Il va me falloir analyser cet objet, maintenant, et en tirer les conséquences. Peut-être ne vais-je plus faire de film, peut-être vais-je mourir, ou au contraire faire des choses différentes. De toute manière, Takeshis’s’achève pour moi par une question : Et maintenant ?  »

A côté du réalisme

D’une noire drôlerie, pratiquant le grotesque avec un art certain, Takeshis’offre en kaléidoscope une vision complexe, déconstruite, subjective et quasi cubiste de l’univers à la fois intérieur (d’où vient la création ?) et extérieur (comment perçoit-on l’artiste ?) d’un cinéaste. Fellini, l’auteur d’Amarcord et de Huit et demi, aurait sans doute apprécié !  » Ce film n’est pas surréaliste, déclare Kitano, il se situe plutôt à côté du réalisme, hors de la réalité tout en y étant parallèle…  » La forme de Takeshis’pourra dérouter jusqu’aux admirateurs les plus fervents du cinéaste japonais. Les repères y sont brouillés, dans un labyrinthe mental où l’imagerie  » kitanesque  » vole en éclats pour recomposer, en insaisissable ébauche, un autoportrait grimaçant. Le comique est bien sûr omniprésent, dans une tradition burlesque héritée entre autres de Laurel et Hardy, le duo préféré de Kitano qui a invité dans son film Beat Kiyoshi, son ex-partenaire d’un tandem loufoque avec lequel il connut ses premiers succès.

 » Réaliser ce film m’a permis de comprendre certaines choses, explique le réalisateur, comme, par exemple, cette tendance spontanée à mélanger les genres, à multiplier les ruptures de ton, qu’il y a toujours eu dans mon cinéma et dont je suis désormais plus conscient.  » Dans l’avenir – car avenir il y aura, même si notre homme laisse planer le doute ! – cette conscience nouvelle ne fera-t-elle pas obstacle à ces élans naturels vers le métissage des formes et des contenus qui faisait en partie le charme des films de Kitano ?  » Je ne crains pas les effets d’une perte d’innocence tout de même fort relative, sourit le cinéaste nippon, mais peut-être vais-je vouloir rompre ces engrenages qui m’apparaissent clairement à présent, adopter une intrigue plus tendue, éviter trop de variations de ton, l’espace d’un film, ou deux, ou trois…  » Et Takeshi Kitano de conclure, énigmatique, le chapitre le plus déjanté d’une filmographie sortant décidément des sentiers battus…

Louis Danvers

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