Profession : doubleur

Ils sont les voix françaises de Morgan Freeman, Samuel L. Jackson ou Russell Crowe… Focus sur un singulier métier de l’ombre.

Beaucoup d’enfants pas sages rêvent de devenir acteurs. Peu, en revanche, projettent de se convertir au doublage voix… Métier, par la force des choses, peu exposé, et donc peu connu, celui-ci réserve pourtant à l’occasion son lot de satisfactions artistiques, et même, pourquoi pas, de microgloires. Patrick Bethune est la voix française de Kiefer Sutherland depuis la série 24 h Chrono, mais aussi celle de Brendan Gleeson ou de Russell Crowe. Il explique :  » Le métier de comédien dans le doublage, c’est avant tout un métier de comédien. Il ne s’agit pas de n’être qu’une voix. Il y a une vraie dimension d’interprétation. Il faut jouer. Ce n’est pas du karaoké. On parle ici d’un dérivé satellite du métier de comédien. Une de ses multiples facettes. On choisit d’abord et avant tout d’être acteur. Moi, par exemple, j’ai fait du théâtre pendant sept ans avant de commencer à faire du doublage. C’est un collègue rompu à l’exercice qui, un jour, m’a mis le pied à l’étrier.  »

Etre dans l’émotion

Benoît Allemane, doubleur officiel de Morgan Freeman, confirme :  » Le théâtre, on n’arrête jamais, c’est même là qu’on vient se ressourcer, en travaillant des personnages. Jeune, on commence par les planches et, petit à petit, en grandissant dans le milieu, on est amenés à faire de la télé, du cinéma, des animations, de la radio, de la pub… L’éventail des activités offertes au comédien est très large, le doublage est l’une d’entre elles. Il se trouve qu’en tant qu’acteur, la voix est notre instrument, tout comme notre corps.  »

Conséquence directe : il y a théoriquement autant de manières d’envisager un doublage que d’aborder un rôle. Patrick Bethune :  » Chacun développe une méthode très personnelle. Il existe des écoles, des formations spécifiques (1). Personnellement, j’ai commencé sous le parrainage de Niels Arestrup. Puis, j’ai fait pas mal de stages qui explorent différentes techniques, avant de développer et affiner la mienne, qui découle forcément de ma personnalité.  »

Concrètement, donc, un adaptateur est d’abord chargé de traduire les dialogues du film, de la série ou de la pub d’origine dans le respect du sens et de la rythmique. Les comédiens de doublage se retrouvant ensuite, ensemble ou séparément, en studio pour réinterpréter le texte ainsi traduit sous l’égide d’un directeur artistique, lequel veille à concilier l’implication de l’acteur et la difficulté technique de la synchro. Patrick Bethune :  » La difficulté est plurielle. Il s’agit d’abord, bien sûr, de coller au rythme d’élocution de l’acteur que l’on double. Mais il faut également être capable de se projeter un minimum dans la scène. Parce que l’on se retrouve comme un con, tout seul, dans le noir, devant un micro, à faire par exemple s’exprimer un type en train de cavaler derrière un hélicoptère à l’écran. Alors on bouge, on saute sur place pour être essoufflé, on gesticule. En clair, il faut pouvoir retrouver un peu de l’excitation de la scène d’origine. Sinon, on se sent bête, mal à l’aise, observé comme une bête curieuse au beau milieu d’un studio. On ne peut pas faire semblant, il faut être dans l’émotion, donner de la couleur, du caractère.  »

Que du bonus

Cela posé, la marge de manoeuvre reste forcément limitée, la latitude créative du doubleur se déployant à l’intérieur du cadre déjà défini par le comédien d’origine, plus ou moins contraignant selon les cas.  » La contrainte, c’est d’abord de servir le comédien à qui l’on prête sa voix, insiste Benoît Allemane. On doit absolument respecter son travail, ses choix. Cela demande beaucoup d’humilité. On a parfois envie de proposer autre chose, mais on ne peut pas. Sinon, on trahit. Il y a une vraie responsabilité. J’ai fait l’école nationale de Strasbourg, dans les années 1960, où l’on montait deux pièces par trimestre. On travaillait souvent des rôles où l’on était à contre-emploi. Apprendre à investir un personnage qui n’est pas nous : c’est le meilleur des enseignements qui soient pour un doubleur.  »

De cette nécessaire humilité, de l’obligation de se mettre au service du travail préexistant de quelqu’un d’autre, pourrait naître un compréhensible sentiment de frustration artistique…  » On me le demande souvent, mais personnellement jamais je n’ai vécu les choses sur ce mode-là, affirme Patrick Bethune. C’est du travail en plus. On continue de jouer par ailleurs. C’est n’est que du bonus. Et aussi du plaisir, vraiment.  »  » La frustration serait, pour le coup, plutôt à aller chercher du côté des comédiens plus limités dans leur palette, reprend pour sa part Benoît Allemane, qui n’ont pas cette facilité d’élocution, sont bloqués s’ils se retrouvent devant une bande rythmo (2) ou ne peuvent pas exprimer leur jeu de cette façon. C’est d’ailleurs ce qui m’est arrivé au début de ma carrière. J’ai dit :  » La synchro, ce n’est pas pour moi.  » Et je n’y suis revenu qu’une dizaine d’années plus tard, fort d’une certaine expérience, capable de davantage de lâcher prise. Tout l’enjeu est là : parvenir à trouver de la liberté dans la contrainte.  »

Saut en parachute

Acteur d’origine martiniquaise passé par la danse, le chant et la comédie, Thierry Desroses est la voix française attitrée d’acteurs afro-américains comme Samuel L. Jackson, Wesley Snipes, Forest Whitaker, Laurence Fishburne ou Cuba Gooding Jr. Il se souvient :  » Un soir, quelqu’un s’est pointé dans ma loge au théâtre pour prendre mes coordonnées en me disant qu’on reviendrait bientôt vers moi pour un travail de doublage. Je n’avais jamais fait ça de ma vie. Quinze jours plus tard, on me propose en effet de faire un essai sur un acteur black dans un film américain. J’y vais. Il se trouve que c’était Samuel L. Jackson dans Pulp Fiction. J’ai eu le job, mais je rentrais tous les soirs chez moi en pleurant : c’était l’enfer à doubler (sourire).  »

A sa complexité intrinsèque s’ajoute la densité d’un travail ramassé le plus souvent, s’agissant d’un long-métrage de cinéma, sur une poignée de jours à peine. Thierry Desroses :  » Ça dépend de l’importance du rôle, bien sûr. Mais aussi de sa difficulté. Il faut savoir qu’on travaille de plus en plus vite, malheureusement. Pour Les huit salopards, le dernier Tarantino, qui est quand même sacrément bavard (sourire), j’ai fait Samuel L. Jackson en trois jours, seul, du matin au soir. Il y a très peu de répétitions, il faut être capable de spontanéité, de se jeter à l’eau sans inhibitions, d’avoir envie de jouer tout de suite. C’est du saut en parachute.  »

Autre particularité de ce métier de l’ombre : il est tributaire des hauts et des bas de la carrière de la personne doublée.  » J’ai vécu ça avec Wesley Snipes, qui a connu un méchant passage à vide, se rappelle Thierry Desroses. S’il ne tourne pas, forcément, je ne le double pas. Ceci étant, en général, on double beaucoup de personnages, à gauche, à droite. On ne se contente jamais d’une seule star. Et puis parfois, a contrario, pour des questions d’agenda, ou même des raisons plus artistiques, il arrive que l’on ne double pas un acteur que l’on double d’habitude. Dans Django Unchained, Samuel L. Jackson jouait une espèce de vieil Uncle Ben’s. On a jugé que ma voix, trop jeune, ne correspondait pas au rôle, et c’est quelqu’un d’autre qui l’a fait. Ça peut être décevant, mais l’acteur ne nous appartient pas.  »

 » Il y a quelque chose de touchant dans le fait d’accompagner un acteur pendant autant de temps, insiste Benoît Allemane. Enfin, accompagner… Je sais que Morgan Freeman, il s’en fout, hein (sourire), mais moi ; j’aime l’idée de le retrouver sur l’écran, j’ai l’impression de bien le connaître, j’ai suivi son évolution. Parfois je vais même voir son Facebook pour avoir de ses nouvelles, et je me surprends à me dire : « Ah, super, il va bien. »  »

Double jeu

Certaines voix jouent la carte du mimétisme, on parlera alors de sosie vocal, d’autres se démarquent nettement de la voix d’origine, tout en continuant à correspondre au physique de l’acteur. Patrick Bethune :  » Il y a un peu plus de liberté dans le film d’animation, dans la mesure où l’on est moins tenu de suivre le modèle de l’acteur d’origine. Quand j’ai fait le Capitaine Haddock dans Le secret de la licorne de Spielberg, par exemple, je me suis assez éloigné de la version anglaise. S’agissant du jeu vidéo, alors là, c’est encore une technique complètement différente, même si les choses sont en train d’évoluer : la plupart du temps, on travaille en fait sans images. De temps à autre, on nous montre la tête du personnage que l’on double mais sinon, on visualise simplement l’onde de l’enregistrement de la voix anglaise, la seule contrainte étant de commencer et finir le texte à jouer aux mêmes moments. C’est très particulier. Quant au documentaire, il s’agit davantage de raconter une histoire, c’est tout à fait autre chose.  »

Le temps et le talent aidant, certaines voix deviennent quasiment plus emblématiques – Alain Dorval, la voix française de Sylvester Stallone, par exemple – voire unanimement saluées comme  » meilleures  » que les originales.  » Dans Les Simpson, s’enthousiasme Thierry Desroses, Philippe Peythieu et son épouse, Véronique Augereau, ont réussi quelque chose d’incroyable. Ils ont vraiment fabriqué des voix, défini une couleur, un ton propre. Idem, à l’époque, pour Amicalement vôtre. La série a d’abord fait un bide en anglais, puis un tabac en français. Du coup, Tony Curtis s’est intéressé à la chose et a ensuite exigé d’être toujours doublé par Michel Roux. Tout simplement parce que la série était meilleure en VF qu’en VO. Roux apportait de la rondeur à Curtis, quelque chose de suave.  » Et de citer encore en exemple le formidable travail de doublage réalisé sur une série british comme Downton Abbey.

De quoi faire largement mentir ce préjugé tenace qui tendrait à faire des doubleurs voix les ennemis jurés des cinéphiles et des puristes. Thierry Desroses :  » On est parfois très critiqués. Sous prétexte que le doublage trahit le métrage d’origine. OK, mais la traduction en sous-titres aussi, parfois. Et puis, certaines personnes ne peuvent pas lire. Ou n’en ont pas envie. Ça reste très snob comme reproche.  » Dont acte.

(1) En Belgique, l’Ecole de doublage propose des formations sous forme de stages à ceux qui sortent de l’Insas ou du Conservatoire, par exemple. www.ecolededoublage.be

(2) Bande défilante sur laquelle sont inscrits les dialogues à interpréter.

Par Nicolas Clément

La voix française de Sylvester Stallone est devenue quasiment plus emblématique que l’originale

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire