Prévention ?  » Trop peu, trop tard « 

En 2010, un rapport sur la prévention de la radicalisation est remis aux autorités politiques. L’un de ses auteurs, le criminologue Paul Ponsaers, a toujours bien du mal à voir l’usage qui en a été fait.

Pourquoi tant de haine ? La chasse aux idées radicales est officiellement ouverte. Les saisons se suivent et se ressemblent. Octobre 2010, Annemie Turtelboom, Open VLD, ministre de l’Intérieur en affaires courantes au sein du gouvernement Leterme II, apportait déjà sa pierre à l’édifice : les résultats d’une étude commandée à un groupe d’experts de l’université de Gand. Mission leur a été confiée d’approcher au plus près la mécanique infernale capable de transformer des radicalisés de tous bords en machines à tuer. Sous la bannière du djihad. Ou au nom d’un extrémisme de gauche, de droite, ou même d’un radicalisme animalier.

Paul Ponsaers, criminologue, participe à ce qui est alors un saut dans l’inconnu. Dossiers judiciaires, biographies de terroristes reconnus, interviews de témoins privilégiés : de cette moisson de données émerge un portrait-robot du djihadiste passé par stades successifs au rang de terroriste.

Colère, frustration. Passage par la délinquance, détour par la case prison où entrent en scène des recruteurs de structures terroristes. Qui ont sous la main des proies rêvées.  » Ce sont généralement des individus plutôt jeunes, simples. Rarement des intellos. Très vulnérables parce que très influençables « , décrit le criminologue. Un boulevard s’ouvre pour leur faire miroiter  » un nouveau départ  » en leur ordonnant d’agir au nom d’Allah.  » Ces gens éprouvent alors une renaissance, découvrent un but qui dépasse leur intérêt personnel.  » Un autre horizon que les murs d’une prison vient parachever la trajectoire infernale.  » Le grand voyage à l’étranger, vers le lieu des combats où ils sont entraînés techniquement. Ces radicalisés ne sont plus des sujets mais deviennent des objets.  »

S’attaquer aux racines du mal : des chantiers trop peu ouverts

Peu à voir avec le terroriste d’extrême gauche qui prétendait faire trembler la société capitaliste dans les années 1970 et 1980 :  » Il s’agissait de personnes souvent plus âgées, ayant un bagage intellectuel, comme on pouvait le voir dans la Rote Armee Fraktion en Allemagne ou les Brigades rouges en Italie.  » Peu de ressemblance aussi avec le radicalisé d’extrême droite qui passe à l’acte.  » On est davantage dans le profil du « loup solitaire » qui s’autorecrute. Son radicalisme est plus politisé que le djihadisme.  » Cette autre menace n’est pas à écarter par les temps qui courent, propices à la montée en puissance de l’islamophobie.

Mieux vaut prévenir que guérir : l’adage relève de la banalité d’usage. Paul Ponsaers retape pourtant sur le clou qu’il enfonçait déjà cinq ans plus tôt :  » Le problème du djihadisme doit s’attaquer avant qu’il n’atteigne le stade du recrutement à des fins terroristes puis du départ à l’étranger. Il est impératif de contrer le discours radicalisé par des arguments rationnels, solides, logiques. Il faut pouvoir dire haut et fort à ces jeunes : « Tu n’es pas le seul à te sentir défavorisé et ce n’est de toute façon pas une raison pour passer à la violence. »  »

Encore faut-il que la réponse à offrir paraisse suffisamment crédible pour être en mesure de désarmer les prêches de la haine. Le criminologue ne peut qu’enfoncer des portes ouvertes dès 2010.  » Il faut développer une politique au service d’une justice sociale.  » Mais encore : prendre résolument le problème des prisons à bras-le-corps pour y couper l’herbe sous le pied aux prédicateurs-recruteurs. Investir sérieusement dans les programmes de sortie de la radicalisation, comme cela se fait à l’étranger. Mobiliser travailleurs de rue, animateurs de maisons de quartier, entraîneurs de clubs sportifs, enseignants, imams, en leur donnant les moyens d’agir en efficaces lanceurs d’alerte en cas de signes soudains d’une radicalisation. Donner dans ce débat la parole au jeune musulman sans histoire : il a, lui aussi, des choses à dire.

Des chantiers énormes. Trop peu ouverts, ou insuffisamment engagés, ou mal coordonnés, ou encore laissés en friche. S’attaquer aux racines du mal par une véritable politique de prévention ?  » Trop peu, trop tard.  » Paul Ponsaers a une pensée pour cette région bruxelloise accablée, montrée du doigt dans le monde entier pour avoir fait le lit du djihadisme.  » Bruxelles est une cible que l’on a abandonnée à son sort. Elle est le fruit de décennies de négligences, de mauvaise distribution des moyens à allouer à la sécurité et à la politique sociale, d’absence de gestion commune.  » Berlin, Londres : des sources d’inspiration sont pourtant à portée de main :  » En Allemagne, le président du Land de Berlin est aussi le bourgmestre de la capitale. Il a sur son territoire à la fois la maîtrise sur la politique sécuritaire mise en oeuvre par sa police, et la politique sociale.  »

Prévention-répression : l’inséparable couple bat de l’aile depuis trop longtemps en Belgique. Il gagnerait à ce que ses partenaires gardent strictement leurs distances, recommande Paul Ponsaers. Une mère qui confierait en toute confiance le souci que lui cause la radicalisation de son fils ne demande évidemment pas à ce que son fiston vole en cellule du jour au lendemain…

Le discours d’un Bart De Wever,  » c’est jouer la carte des recruteurs  »

Entre-temps, les attentats sont passés par là. A Paris, puis à Bruxelles. Que fait la police ? Son devoir, son job tout naturellement. Qui est de traquer dans l’urgence les assassins, les mettre hors d’état de nuire, limiter et réparer la casse. La tentation sécuritaire s’emballe. Risque fort de reléguer un peu plus encore dans l’ombre tout un patient travail de prévention de la radicalisation. Déjà, le gouvernement Michel lui tournait le dos  » sans aucune modestie « , observait Paul Ponsaers dans la foulée des attentats en France.

 » Une lutte excessive contre le crime éloigne la police de la population. Or, l’impact de la police sur la criminalité reste très limité. C’est la solution de facilité.  » Elle colle bien au langage d’un Bart De Wever quand il exprime sa rage de voir des  » jeunes nés ici, qu’on a choyés durant toute leur vie « , semer la mort et la désolation. Le président de la N-VA ne convainc pas le criminologue :  » Tenir et accepter un tel discours, c’est polariser, alimenter le ressentiment. Jouer la carte des recruteurs.  » Jouer avec le feu.

Octobre 2010 : la prévention de la radicalisation a son premier guide de bonnes pratiques. Annemie Turtelboom en mesure bien l’importance. La ministre de l’Intérieur s’engage.  » Ses résultats serviront de base au gouvernement pour mener des politiques.  » Où en est-on, au juste ? Paul Ponsaers n’en sait fichtre rien. Pas de retour sur investissement, aucune connaissance d’un suivi quelconque. Le monde politique vient alors de trouver bien d’autres chats à fouetter : une mégacrise de régime à gérer sur les bras. Six mois avant la remise du rapport, l’Open VLD a en effet débranché la prise sur un abcès communautaire nommé BHV, le pays s’enfonce dans une période plus que prolongée d’affaires courantes. Il n’en ressortira qu’au bout de 541 jours de service minimum au niveau fédéral. Avec pour principal horizon la rigueur budgétaire, l’austérité qui étrangle les budgets des écoles, rabote les soutiens aux maisons de quartier, aux mouvements de jeunesse, à tous ces lanceurs d’alerte. Reste pour le professeur émérite Paul Ponsaers le sentiment peu agréable d’avoir prêché dans le désert. Et de quelques étapes loupées.

Par Pierre Havaux

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