Prendre le viol au sérieux

Il y a une dizaine d’années, Brigitte, étudiante en médecine, rentrait chez elle, à Uccle. Un soir d’automne, tard. La rue était déserte. Attirée par la vitrine d’un magasin de vêtements, elle s’est arrêtée. Quelques secondes à peine. Elle n’a pas vu surgir son agresseur. Celui-ci l’a agrippée par derrière, avant de l’entraîner violemment dans un parc public tout proche. Terrorisée, Brigitte a été obligée de suivre le forcené qui la menaçait. Elle a ensuite été violée, dans un buisson, au milieu des feuilles mortes. C’était comme un couteau qu’on lui plantait dans le ventre.

Abandonnée à moitié nue par son violeur, elle s’est relevée, tremblante, saignant un peu entre les jambes. Elle a regagné la maison familiale, avec une seule obsession en tête : se laver. Brigitte a pris un bain, en prenant soin de ne réveiller personne chez elle. Seule, confrontée à ce mal dévastateur enfoncé au plus profond d’elle-même. A un sentiment de honte, aussi. Elle avait envie de mourir. Ce n’est que deux jours plus tard qu’elle a osé en parler à ses parents. Mais la jeune fille n’a pas souhaité porter plainte. Affronter les questions d’un policier ou le regard du médecin, qui aurait dû l’examiner, lui semblait insurmontable.

Quatre semaines après l’agression, elle a découvert qu’elle était enceinte. Sa famille, très catholique, a refusé l’avortement. Cette incompréhension s’est révélée une torture de plus. Un second viol. Brigitte a néanmoins décidé, seule, de ne pas garder le f£tus. Comment aurait-elle pu assumer un enfant conçu dans la souffrance, la violence, et dont le géniteur n’était, à ses yeux, qu’un monstre pervers et cruel ? Toutes ces épreuves l’ont fait plonger dans une dépression grave. Ce n’est qu’après de longues années de psychothérapie que Brigitte a commencé à retrouver un peu de cette vie qu’on lui avait brutalement arrachée.

Cette histoire tragique, révoltante, n’arrive pas  » qu’aux autres « . Pas moins de 2 418 viols ont été commis en Belgique en 2002. C’est ce qu’affirment les dernières statistiques de la banque de données nationale, basée sur les plaintes enregistrées par les services de police. Soit près de 7 viols déclarés par jour. Mais ce n’est que la pointe de l’iceberg. Car, selon les études, de 10 à 30 % des victimes de viol seulement portent plainte. C’est dire si ce type de criminalité reste préoccupant, en raison de son ampleur mais aussi parce que le viol laisse toujours des séquelles indélébiles chez les personnes abusées. Pourtant, ce crime n’est pas encore suffisamment pris au sérieux ni par l’appareil judiciaire ni par la société en général.

Pour tenter de combler les lacunes, énormes, de la prise en charge des victi- mes d’agression sexuelle et pour combattre les préjugés tenaces relatifs au viol, un congrès international a été organisé – c’est une première ! – à Bruxelles, ces 1er et 2 avril, réunissant des spécialistes américains, canadiens, britanniques, hollandais, français, allemands, suédois, italiens et belges. A l’origine de ce congrès original, Danièle Zucker. Psychologue et ancienne directrice de l’Unité de crise et d’urgence psychiatrique du CHU Saint-Pierre à Bruxelles, elle espère que la confrontation d’approches et de techniques permettra enfin de faire changer les mentalités tout au long de la chaîne médico-judiciaire.

Selon Danièle Zucker, les idées reçues persistent tant chez les policiers que chez les magistrats, voire même auprès du personnel médical.  » Si on constate de réels progrès pour les enfants victimes d’abus sexuels, il y a encore une ambiguïté latente pour les victimes adultes, des femmes, dans la très grande majorité des cas. C’est catastrophique !  » déplore la psychologue, qui a été professionnellement confrontée au phénomène du viol pendant plus de quinze ans. Les préjugés les plus courants concernent la tenue vestimentaire de la victime( » Elle n’avait qu’à pas porter cette jupe. « ) ainsi que l’heure et le lieu de l’agression ( » Quelle idée de se promener là la nuit ! « ). Les circonstances du viol engendrent aussi des interprétations sur le refus de la victime, par exemple si celle-ci ne s’est pas débattue, si elle était ivre ou si elle a accepté de boire un verre chez son futur agresseur ou, pire, si elle s’est retrouvée dans une situation intime avec un homme avant de lui dire  » non « …

 » Tous ces préjugés permettent de se protéger, de garder une sensation de sécurité interne, explique Danièle Zucker. On se dit que c’est arrivé à telle femme parce qu’elle le cherchait. Donc à moi, ça n’arrivera pas. Pourtant, les victimes de viol sont de tous âges et de tous milieux sociaux. Il n’y a pas un profil à risque.  » En outre, si le  » viol type  » reste, dans l’inconscient collectif, le viol d’une femme la nuit dans un parking par un inconnu, en réalité, dans 3 cas d’agression sexuelle sur 4, l’auteur est un proche de la victime et, très souvent même, il s’agit de son conjoint ou de son ex-conjoint. Bien qu’il soit le plus fréquent et théoriquement puni par la loi, le viol conjugal demeure particulièrement tabou. Et difficile à réprimer : devant la justice, c’est généralement la parole de l’un contre celle de l’autre.

Lorsqu’ils sont exprimés par l’entourage familial ou par les policiers et les médecins qui interviennent en première ligne, les a priori peuvent s’avérer terriblement destructeurs pour la victime, car ils la culpabilisent davantage encore. Les psychologues parlent de viol secondaire. Les conséquences peuvent en être d’autant plus dramatiques qu’une personne violée est déjà brisée par ce qu’elle a subi.  » Le viol, s’il peut ne laisser aucune trace extérieure visible, laisse à l’intérieur de la personne, de manière indélébile, la mort, affirme Danièle Zucker. Outre une dépression majeure, des phobies, de l’anxiété, des insomnies et des troubles de la mémoire, les idées de suicide sont très fréquentes chez les femmes victimes de crime sexuel. ôIl n’y a plus de place pour le plaisir. Le quotidien n’est plus que larmes », m’a dit un jour le mari d’une de mes patientes.  »

Des professionnels, svp !

Pour prévenir autant que possible cette descente aux enfers, il n’y a qu’une solution : davantage professionnaliser la chaîne de réaction en première ligne et mieux former les policiers, les médecins, les experts, les magistrats compétents à la problématique de l’agression sexuelle. Certes, depuis une dizaine d’années, des efforts ont été consentis, tant au niveau des urgences hospitalières que de l’accueil des victimes dans les bureaux de police. En outre, les professions judiciaires se féminisent de plus en plus et les générations se renouvellent. Mais il reste encore du chemin à parcourir.  » On est passé d’une situation catastrophique à une situation mauvaise « , résume le commissaire Pierre Collignon, responsable depuis peu de la division de Molenbeek-Saint-Jean (Bruxelles) après avoir travaillé de nombreuses années à la section m£urs. Etat des lieux.

I Les policiers. Depuis la réforme des polices, les dossiers de m£urs sont traités par la police locale. La qualité de l’accueil des victimes et des enquêtes dépend souvent de l’attention que le chef de corps accorde à ce type d’affaires. Les priorités ne sont pas les mêmes partout. Bref, c’est une véritable loterie pour les victimes. Il faut  » bien tomber  » pour bénéficier d’un bon accueil. A Bruxelles, dans la zone Ouest, qui couvre les communes de Molenbeek, Jette, Ganshoren et Berchem-Sainte-Agathe, les victimes d’agression sexuelle sont plutôt  » gâtées « . Depuis 2001, une vingtaine d’hommes et de femmes, spécialement formés, y assurent une permanence vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dans les autres zones bruxelloises, on ne trouve pas autant de fonctionnaires spécialement préparés à l’accueil des victimes. De toute façon, ces policiers spécialisés, qui, en l’absence de permanence, quittent le commissariat vers 18 heures, voient leur efficacité limitée, car les statistiques des plaintes montrent que les viols sont souvent commis le soir… Il semble évident qu’une  » permanence viol  » devrait être généralisée à tout le pays, à l’instar des  » permanences homicides « .

Par ailleurs, il faut reconnaître qu’au niveau des mineurs d’âge, l’accueil et, surtout, les techniques d’audition par les enquêteurs se sont considérablement améliorées. Des expériences ont été menées à Bruxelles et à Charleroi dès 1995. Ensuite, l’affaire Dutroux a davantage ouvert les consciences. Et la loi du 28 novembre 2000 sur la protection pénale des mineurs a définitivement institué l’audition réglementaire des enfants abusés : audition unique filmée, en présence d’un psychologue, dans un local adapté, etc.  » Mais pourquoi ne pas généraliser aux majeurs le principe des auditions filmées, comme le font les Britanniques ? demande le commissaire Collignon. Cela permettrait d’éviter les confrontations directes entre victime et auteur, qui ne donnent rien et s’avèrent toujours insupportables pour la victime.  »

I Les services d’urgence. En matière d’agressions sexuelles, les urgences médicales se caractérisent, elles aussi, par un manque de professionnalisme. Des services comme celui du CHU Saint-Pierre, avec un personnel qualifié dans la prise en charge des victimes de viol, il n’en existe que très peu en Belgique. Ici encore, c’est une loterie.  » Lorsqu’une victime de viol se présente au service d’urgence d’un hôpital, il arrive régulièrement qu’elle doive attendre trois heures avant d’être examinée, témoigne Catherine Braet, criminologue à la zone de police de Bruxelles-Ouest. C’est un délai insupportable. Dans certains cas, cela hypothèque même les chances d’attraper l’agresseur.  »

Le constat est identique pour l’utilisation du  » Set Agression Sexuelle « . Le SAS est un outil conçu pour permettre le bon déroulement de l’enquête judiciaire en cas de déclaration d’un délit sexuel. Outre un ensemble de directives à suivre, il comprend essentiellement un matériel médical spécifique pour le prélèvement de toute trace de violence (sperme, poils, fibres, etc.) L’examen médical se déroule de manière standardisée, pour qu’il ne puisse pas être mis en doute au cours de la procédure judiciaire. Le problème : cet examen est, la plupart du temps, effectué par un gynécologue de garde qui n’a pas toujours l’habitude de pratiquer le SAS.  » En France, dans la plupart des grandes villes, il existe des centres d’urgence médico-judiciaires, composés de professionnels en médecine légale, en ce compris la gynécologie, explique Catherine Braet. Les victimes d’agressions physiques et sexuelles y sont automatiquement emmenées, dès qu’un examen médical s’impose. Ne pourrions-nous pas envisager ce genre de structure dans un petit pays comme le nôtre ? »

I Les magistrats. La magistrature, elle aussi, ne prend pas le viol toujours au sérieux. Certes, depuis 1998, les stagiaires judiciaires doivent suivre une formation spécifique en matière de violence physique et sexuelle. Cependant, dans la pratique, il subsiste d’énormes carences. Jusqu’en janvier 2003, le parquet de Bruxelles pouvait se targuer d’être le seul du pays à disposer d’une section m£urs à part entière, composée de trois magistrats dont l’expérience permettait, entre autres, de dépasser les préjugés classiques sur ce type de criminalité. Aujourd’hui, vu le manque d’effectifs dans la magistrature, les dossiers de pédophilie sont gérés par le parquet de la jeunesse, dont l’approche psychosociale tend parfois à privilégier la cohésion familiale plutôt que la répression. Quant aux autres dossiers d’agression sexuelle, ils sont indifféremment confiés à des magistrats  » généralistes  » en fonction de la zone où les faits ont été commis. Or, selon les chiffres du parquet de Bruxelles, le nombre de viols (sur des personnes de plus de 16 ans) augmente dans l’arrondissement : 298 faits enregistrés en 2000, 436 en 2003…

Au niveau des condamnations, le système belge n’est certainement pas le plus sévère d’Europe. Le code pénal prévoit une peine de 10 à 15 ans de prison pour l’auteur d’un crime de viol, qui, selon la loi, doit être jugé devant un jury populaire. Mais, la procédure des assises étant particulièrement lourde, le viol a été correctionnalisé, il y a belle lurette. Devant la 54e chambre correctionnelle de Bruxelles, les peines d’emprisonnement pour un viol  » simple  » sont en moyenne de 3 à 5 ans, parfois avec sursis. Pour les viols collectifs ou les viols avec arme, cela peut monter jusqu’à 10 ans, y compris pour les récidives. Et ce tribunal à trois juges, spécialisé dans les affaires de m£urs, est le plus sévère de Belgique ! Faut-il pour autant renvoyer les violeurs devant un jury populaire ? La France, elle, a opté pour une solution médiane : la plupart des criminels sexuels comparaissent devant une cour d’assises allégée (nombre de témoins restreint) et les magistrats délibèrent avec les jurés (un même jury peut examiner plusieurs affaires). Les peines sont plus lourdes qu’en Belgique : 7 à 8 ans, en moyenne, pour un viol. A travers cette procédure, le message délivré par l’autorité judiciaire est clair : le viol n’est pas un délit comme les autres.

ILes experts. Une simple comparaison suffit à comprendre la situation des experts psychologues ou psychiatres, auxquels la justice pénale fait appel dans des dossiers de crime sexuel : ceux-ci sont généralement payés deux fois moins (de 300 à 500 euros, pour une expertise, en fonction des tests à réaliser) que des ingénieurs en balistique. De nouveau, le message du pouvoir judiciaire et, donc, celui de l’Etat, est inquiétant. Rétribuer les experts de manière aussi dérisoire révèle le peu d’importance accordée au viol. En outre, rares sont les experts spécialement formés pour appréhender ce type de criminalité. Or les magistrats que nous avons rencontrés sont unanimes : en matière de crime sexuel, l’expertise psy est primordiale, dans la recherche de la preuve. Il faudrait idéalement deux psychologues pour chaque expertise, car les auteurs d’actes pédophiles ou de viol sont quasi tous de grands manipulateurs. Marc Dutroux est un modèle du genre. Travailler en duo permet d’être plus objectif. On est vraiment loin du compte, en Belgique…

Le bât blesse également pour le suivi thérapeutique des délinquants sexuels. Actuellement, les condamnés ne sont pris en charge par un thérapeute qu’après avoir purgé leur peine de prison. Et les conditions de ce suivi sont controversées en Belgique francophone, surtout depuis la disparition du Centre d’appui bruxellois (voir Le Vif/L’Express du 21 novembre 2003). En Suède, où la criminalité sexuelle est plutôt élevée, les abuseurs sont enfermés dans une prison particulière, à Göteborg. Le traitement psychologique démarre dès le début de l’incarcération et permet essentiellement aux condamnés d’identifier leurs pulsions. Les peines d’enfermement sont généralement lourdes – minimum 7 ans -, soit la durée de ce type de thérapie. Lorsqu’ils sont libérés, les délinquants sexuels sont suivis et contrôlés par un psychologue de la région où ils résident. Ils peuvent l’appeler nuit et jour, dès qu’ils se sentent en  » danger « , c’est-à-dire dans une situation de tentation (pour beaucoup, ces tentations sont une souffrance).

Edifié depuis dix ans, le système suédois, dont les résultats en termes de récidives pourront être appréciés cette année seulement, va encore plus loin : l’Etat s’arrange pour que les libérés aient un travail, car l’inactivité, pour un pervers sexuel, est néfaste. Tout cela a évidemment un coût.  » Mais ne vaut-il pas mieux payer le prix fort plutôt que de se donner l’illusion, comme chez nous, d’avoir un système d’experts et de suivi ? » se demande un magistrat, qui a une longue expérience des dossiers m£urs. De manière plus générale, l’Etat a-t-il la volonté de prendre le viol au sérieux ? Et de s’en donner les moyens ? Face aux victimes de crimes sexuels, poser la question a déjà quelque chose d’indécent.

Thierry Denoël

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