Pourquoi l’Europe menace nos universités

Quatre ans déjà que le  » processus de Bologne  » a été lancé. Ses buts : réformer l’enseignement supérieur, stimuler la mobilité des étudiants et améliorer le niveau des études en Europe. Premier bilan : nos univs encaissent plutôt bien le choc. Pour l’instant, du moins. l

Big bang, tsunami, séisme et même guerre des cerveaux. Mi-fascinés, mi-effrayés, les recteurs ont épuisé toute la gamme des formules chocs lorsque la Communauté française a adopté, en mars 2004, un décret transposant chez nous le  » processus de Bologne « . En réalité, celui-ci n’a eu qu’un effet limité sur le quotidien des étudiants et des professeurs (voir ci-contre). Mais la transformation est fondamentale : Bologne introduit une logique de concurrence au c£ur des universités, qui en étaient jusque-là relativement préservées. Quatre ans après le vote du décret, Le Vif/L’Express a tenté de dresser un premier bilan.

1. Le niveau des universités belges a-t-il augmenté ? Pas vraiment.

C’est une obsession : nos universités vivent les yeux braqués sur les palmarès internationaux classant les meilleurs établissements d’enseignement supérieur. Les professeurs dénoncent à l’unisson leur caractère contestable, tout en s’empressant de les consulter dès leur parution. Et que disent-ils, ces fameux  » rankings  » ? Si l’on se fie à celui effectué par le supplément éducation du Times, une seule université belge pointe dans le top 100 mondial : la Katholieke Universiteit Leuven (KUL). Côté francophone, l’Université catholique de Louvain (UCL), l’Université libre de Bruxelles (ULB) et l’université de Liège (ULg) occupent les 123e, 154e et 262e places. Des performances honorables, sur un total de plus de 5 000 universités classées à travers le monde.

Un autre classement est très suivi, celui de l’université de Shanghai. L’édition 2008, discipline par discipline, vient d’être publiée. Seule université francophone belge à intégrer le top 100 : l’UCL, qui se classe 51e pour la médecine, 77e pour les sciences sociales, 77e également pour l’ingénierie. Soit un quasi-statu quo par rapport au classement de 2007.

Bref, si nos universités ne font pas (ou plus) partie de la  » crème  » des universités à l’échelon mondial, elles se maintiennent à un excellent niveau. Mais pour combien de temps encore ? Les Etats-Unis consacrent, en moyenne, 36 500 euros par étudiant, contre 8 700 euros en Europe. En Belgique francophone, en particulier, les universités sont financièrement exsangues. Le décret  » Bologne  » leur a accordé un complément budgétaire de 20 millions d’euros. Mais celui-ci risque d’être nettement insuffisant pour jouer dans la cour des grands. Car il n’y a pas de miracle : dans cette  » guerre des cerveaux « , où les universités de tous les pays luttent pour l’excellence, l’argent procure un avantage décisif. L’affaire est d’autant plus mal emmanchée pour nos univs que la plupart de leurs concurrents directs viennent de recevoir un fameux coup de pouce : l’Allemagne a massivement refinancé ses universités, comme les Pays-Bas et la Suisse. En France, le président Nicolas Sarkozy s’engage à investir 5 milliards d’euros dans l’enseignement supérieur d’ici à 2012 . Le grand-duché de Luxembourg vient de créer une université à vocation internationale.

Comme le résume Jean Hindriks, économiste à l’UCL et à l’Institut Itinera,  » une dynamique est lancée où les meilleures universités disposant de beaucoup plus de moyens attirent les meilleurs académiques et les meilleurs étudiants, ce qui à son tour conforte leur position de leader mondial, et peu à peu met en péril nos propres universités « .

2. Les étudiants belges sont-ils devenus plus mobiles ? Un tout petit peu.

Point de départ du film L’Auberge espagnole, le programme Erasmus permet aux étudiants de séjourner durant un ou deux semestres dans une autre université européenne. Le processus de Bologne n’y change rien, même s’il met un peu d’huile dans les rouages. Les étudiants wallons et bruxellois restent cependant peu mobiles. Depuis trois ans, on observe même une stagnation du nombre de candidats Erasmus, qui ne concerne par ailleurs qu’une petite minorité : environ 4 % des étudiants partent en Erasmus au cours de leurs études universitaires – un chiffre néanmoins supérieur à la moyenne européenne. Quelles sont les motivations des volontaires ? L’affinement de leur bagage intellectuel ou six mois de farniente au soleil ? Les deux destinations les plus prisées – l’Espagne et l’Italie – drainent 31 % et 11 % des étudiants belges. Des pays offrant des universités de qualité, certes, mais qui sont davantage réputés pour leur vie nocturne que pour les établissements d’élite.

En fait, la réforme de Bologne se voulait beaucoup plus ambitieuse. Son objectif était de permettre aux étudiants d’entamer leur baccalauréat dans un pays et de poursuivre leur master dans un autre.  » Les jeunes sont très, très peu nombreux à s’engager dans cette voie, observe encore Hindriks. Jusqu’à présent, Bologne n’a pas d’impact majeur sur la mobilité. On ne voit pas le grand marché de l’enseignement supérieur qu’on pouvait attendre.  » Timidement, certaines évolutions voient cependant le jour.  » Pour l’année prochaine, nous avons reçu nettement plus de demandes de départs à l’étranger, notamment outre-Atlantique « , indique-t-on aux Facultés universitaires catholiques de Mons (Fucam).

3. Le coût des études a-t-il augmenté ? Sans aucun doute.

Bologne n’a pas provoqué une augmentation des droits d’inscription. Mais l’allongement des études (de quatre à cinq ans) a évidemment des répercussions sur le coût des études. Pour les parents, cela signifie payer un minerval, souvent un kot, des livres pendant une année supplémentaire.

4. Nos universités restent-elles attrayantes pour l’étranger ? Oui.

Les universités américaines restent de loin les plus courues : elles attirent 22 % des étudiants étrangers à travers le monde. Suivent le Royaume-Uni (12 %) et l’Allemagne (10 %). Quant à la Belgique, elle est actuellement la 12e destination préférée des étudiants étrangers, devant l’Italie, la Suède et la Suisse.

Au sein des universités belges francophones, les étudiants étrangers représentent par ailleurs 24 % des inscrits. Leur nombre est en constante (mais légère) augmentation depuis 1998, après avoir baissé de façon assez nette au milieu des années 1990. Surtout, le profil des étudiants étrangers est en pleine évolution : les Européens sont de plus en plus nombreux (leur nombre a triplé en vingt ans), alors que les Africains ne représentent plus que 25 % des étudiants étrangers (contre 40 % il y a dix ans).

Nos universités peinent toujours à attirer des étudiants asiatiques et américains : leur nombre stagne et ne représente même pas 10 % des étrangers. Le fait que l’immense majorité des cours soient, chez nous, dispensés en français demeure un fameux handicap. Aux Pays-Bas, dans les pays scandinaves et même en Flandre, les programmes universitaires comprennent de nombreux cours en anglais. Ce n’est pas (encore) à l’ordre du jour en Communauté française.  » Les cours doivent être donnés dans la langue des habitants, insiste Marie-Dominique Simonet (CDH), ministre de l’Enseignement supérieur. Mais j’ai sorti un décret pour aménager cette règle : les universités peuvent demander une dérogation pour donner, dans certains masters, plus de 50 % des cours en anglais. C’est un moyen d’attirer des profs de renommée internationale et de rehausser la qualité de l’enseignement. « 

5. Et le taux de réussite ? Pas brillant.

La réforme de Bologne aurait dû améliorer le taux de réussite en Communauté française. Elle offrait notamment aux étudiants la possibilité de présenter trois fois un examen au lieu de deux, en cas d’échec. Las. Depuis vingt ans, la tendance reste la même : parmi les jeunes qui s’inscrivent pour la première fois à l’université, environ 60 % ratent leur première année de baccalauréat. Certains voient dans cet  » écrémage  » une façon de maintenir nos universités à un haut niveau : vu les performances discutables de notre enseignement secondaire, la seule manière de former une vraie élite universitaire serait d’éliminer les plus faibles dès la première année. Un système pour le moins cruel, et coûteux pour la collectivité. Les derniers chiffres n’indiquent aucune embellie sur ce front-là : pour l’année académique 2005-2006, le taux de réussite atteint 39,9 % pour les étudiants inscrits pour la première fois à l’université. Un score inférieur à celui des trois années précédentes.

6. L’université est-elle accessible à tous ? Oui, mais de moins en moins.

Le nombre d’étudiants inscrits pour la première fois à l’université augmente légèrement d’année en année : 11 081 en 2003, 11 386 en 2004 et 12 237 en 2005. A priori, Bologne ne devrait pas enrayer cette progression. Quoique… Pour rester compétitives, nos universités pourraient être tentées de durcir les conditions d’accès, par exemple en instaurant un examen d’entrée. Une telle politique élitiste leur permettrait de ne retenir que la crème des étudiants, au détriment de la démocratisation de l’enseignement supérieur.  » Le fait que la plupart des études durent désormais cinq ans risque aussi d’entraîner des conséquences néfastes, avertit Matthias El-Berhoumi, président de la Fédération des étudiants francophones (FEF). Les étudiants issus de milieux défavorisés pourraient hésiter à s’inscrire à l’université, sachant que leurs études dureront plus longtemps et coûteront donc plus cher. « 

Une autre piste qui pourrait être envisagée : l’augmentation du minerval. En effet, les caisses de la Communauté française sont vides et nos universités ont un impératif besoin d’argent pour se maintenir au top niveau. Là aussi, l’accessibilité serait perdante. Pour Jean Hindriks, il s’agit d’un faux débat.  » L’université doit garder un rôle de filtre : sélectionner les meilleurs talents parmi les jeunes, afin de former une élite. Il est impossible pour l’université de poursuivre sa mission d’excellence en continuant à élargir l’accès à tous. Actuellement, on refuse la sélection à l’entrée, mais on accepte implicitement la sélection massive par l’échec. « 

7. Nos universités vont-elles souffrir d’une  » fuite des cerveaux  » ? Oui.

Bologne accentue la mobilité des étudiants, mais aussi celle des professeurs. Certes, on ne quitte pas (encore) une université comme on quitte une entreprise : la fidélité à un certain  » esprit  » académique, l’attachement sentimental à un lieu retiennent souvent les professeurs à domicile… Mais ces facteurs-là sont de moins en moins déterminants. Les esprits brillants sont à la recherche d’un environnement porteur et, si possible, d’un compte en banque bien rempli. Or les universités belges ne jouent pas dans la même catégorie que leurs concurrentes anglo-saxonnes, où les salaires des profs sont souvent trois fois plus élevés.  » Sur le plan financier, la carrière académique en Communauté française est de moins en moins attrayante, indique Armand Spineux, vice-recteur aux affaires académiques de l’UCL. Non seulement par rapport au privé et aux universités anglo-saxonnes, mais aussi par rapport aux universités suisses, néerlandaises et allemandes. Cet écart ne cesse de s’accroître.  » Au cabinet de Marie-Dominique Simonet, on répond que les profs d’université ne sont pas si mal lotis : leur salaire équivaut à celui d’un secrétaire général d’administration. N’empêche, l’UCL a enregistré six démissions au cours de l’année 2006-2007 : trois professeurs sont partis dans le secteur privé, les trois autres ont intégré une université étrangère. Un chiffre supérieur à celui des années précédentes. Il ne faut pas nécessairement y voir le début d’une  » fuite des cerveaux  » : pour l’année 2007-2008, aucune démission n’a encore été relevée à Louvain-la-Neuve. l

François Brabant

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