Pourquoi Bruxelles est la capitale européenne des bouchons

Le psychodrame des tunnels et celui du RER révèlent les maux dont souffre la Région bruxelloise. Voici pourquoi, malgré les plans mobilité successifs, la pression automobile y est toujours plus forte.

C’était un engagement de la Région bruxelloise, inscrit noir sur blanc dans son plan Iris : réduire le trafic automobile de 20 % d’ici 2018 par rapport à 2001. Pistes avancées : multiplier les sites propres trams et bus, automatiser et étendre le réseau métro, taxer l’usage de la voiture, faire en sorte que le vélo représente 20 % des déplacements mécanisés au lieu de 5 %, aménager 20 kilomètres de zones piétonnes ou semi-piétonnes en plus, réduire de 16 % les places de stationnement non réglementées… Que reste-t-il de ces priorités aujourd’hui ?  » Il n’y a pas eu de suivi de la « charge de trafic », constate Michel Hubert, professeur de sociologie aux facultés universitaires Saint-Louis et auteur d’études sur la mobilité à Bruxelles. Quantifier les déplacements n’est pas aisé et personne n’est en mesure d’évaluer où nous en sommes.  »

Déjà gratifiée du titre peu enviable de  » capitale des bouchons « , Bruxelles peine toujours à répondre efficacement à son engorgement. La vitesse moyenne d’une voiture ou d’un bus aux heures de pointe atteint à peine 17 kilomètres à l’heure. Les files sont de plus en plus longues aux entrées de la ville et sur le ring. La pression automobile s’accentue aussi dans l’agglomération, alors que les comptages de Bruxelles Mobilité indiquent pourtant une baisse du trafic. Si la saturation menace, c’est notamment dû, estiment les experts, au fait qu’une majorité de navetteurs se rend à Bruxelles en voiture : plus de 200 000 véhicules y entrent chaque jour.

 » Seuls 30 % des navetteurs rejoignent la capitale en transports publics, la plupart en train, détaille Michel Hubert. Les déplacements entre la capitale et l’extérieur se font en voiture dans plus de 60 % des cas. L’aménagement du territoire en Wallonie et en Flandre est l’une des causes de cette situation. L’urbanisation y est souvent diffuse, ce qui rend le navetteur très dépendant de l’automobile. Voilà pourquoi la mise en service du RER est un enjeu aussi crucial.  »

Les navetteurs pas seuls en cause

Toutefois, les navetteurs ne sont pas les seuls responsables des bouchons. Si Bruxelles est une ville embouteillée, c’est aussi par ce que sa population augmente et que ses habitants empruntent la voiture même pour de petites distances : deux tiers des 400 000 voitures de Bruxellois font des trajets inférieurs à cinq kilomètres.  » Pour autant, le premier mode de déplacement à Bruxelles est la marche, remarque le Pr Hubert : selon l’Observatoire de la mobilité, quelque 37 % des trajets se font à pied, 32 % en automobile et 26 % en transports publics.  »

L’appauvrissement de la population bruxelloise explique, en partie, le succès de la marche et des transports en commun. La part de l’automobile dans les déplacements des Bruxellois ne cesse de diminuer : elle est passée de 50 % en 1999 à 32 % dix ans plus tard. Le taux de motorisation bruxellois est moindre que celui de l’ensemble de la Belgique : à peine 60 % des ménages de la capitale ont une voiture (ils étaient 80 % il y a vingt ans), pour près de 85 % des ménages belges.  » Bruxelles est néanmoins l’une des villes d’Europe où le taux de motorisation est le plus élevé, note Michel Hubert. Il atteint presque celui de grandes villes italiennes et devance largement celui d’agglomérations comme Amsterdam ou Copenhague.  »

Beci, le patronat bruxellois, prévient que la congestion du trafic dans la capitale, poumon économique du pays, fait perdre plus de 500 millions d’euros par an aux entreprises. De son côté, Touring reproche à la Région d’avoir réduit l’accès automobile à la ville plus vite qu’elle n’a fourni de solutions de rechange. La multiplication des couloirs de bus en site propre et le rétrécissement des axes routiers sont pointés du doigt.  » Si de grandes artères sont plus encombrées, c’est surtout parce qu’on a protégé les zones résidentielles à coups de zones 30 et de sens uniques, signale Michel Hubert. Le trafic de transit a ainsi été rabattu sur les voies principales.  »

 » Là où on n’a pas été assez bon, c’est en matière de mobilité « , reconnaissait Charles Picqué (PS) en 2013, au moment de son départ de la ministre-présidence de la Région. Victimes d’un sous-investissement chronique et d’arbitrages politiques peu glorieux, les transports en commun de surface, englués dans la circulation, parviennent rarement à offrir une alternative à l’automobile. Aux heures de pointe, les principales lignes de métro ne parviennent plus à éponger un flux croissant de passagers. En outre, des pistes destinées à encourager le transfert modal restent dans les limbes : taxer la voiture en fonction de son usage, délimiter des zones accessibles aux seuls véhicules  » basses émissions « … Les débats se sont longtemps focalisés sur le péage urbain, déjà mis en place à Londres, Milan, Oslo, Stockholm… Mais, dans le monde politique, beaucoup craignent que cette solution pousse de nombreuses entreprises à quitter la zone.

Si bon nombre de Bruxellois ne renoncent pas à l’usage de la voiture, ce serait, selon certains, en raison d’un maillage insuffisant du réseau de transports en commun.  » En réalité, la couverture est large, répond Michel Hubert. On réclame plus de trams et de bus, alors que Bruxelles a 160 kilomètres de lignes, soit bien plus que la plupart des grandes villes françaises. Certes, les déplacements entre communes de la seconde couronne restent complexes. Et si le réseau de surface a mauvaise réputation, c’est parce qu’il existe depuis très longtemps. C’est un héritage du passé. D’autres villes européennes, longtemps dépourvues de tramways, se sont équipées ces dernières années d’un réseau moderne, avec des lignes en sites propres.  »

L’automatisation reportée

L’utilisation des transports en commun est néanmoins en constante progression à Bruxelles : la Stib a assuré près de 370 millions de voyages en 2015, soit 5,2 millions de plus qu’en 2014.  » Les transports publics bruxellois enregistrent ainsi un nouveau record, se réjouit Brieuc de Meeûs, patron de la Stib. Et cela malgré les perturbations ou fermetures du réseau liées aux mouvements sociaux et au relèvement, fin novembre 2015, de l’alerte terroriste au niveau 4.  » Le chantier de la future ligne de tram 9 entre Simonis et le plateau du Heysel est en cours, le prolongement de la ligne 94 entre le Musée du tram et la station Roodebeek débutera cette année, et les stations de métro Arts-Loi, Rogier et Schuman, rénovées, doivent être inaugurées en 2016.

Toutefois, le projet Pulsar visant à automatiser, d’ici à 2018, les lignes de métro 1 et 5 (axe est-ouest) n’est plus d’actualité. Le plan d’investissements de la Stib au cours de ces dix prochaines années prévoit un budget de 5,2 milliards d’euros pour le projet de construction, d’ici à 2025, du métro vers le nord, et la modernisation de la signalétique des lignes existantes pour en augmenter les fréquences. Mais il n’est plus question de réaliser, dans ce délai, des lignes entièrement automatisées.

Projets trop coûteux ?

Les études sont en cours en vue de l’extension du métro vers le nord de Bruxelles.  » Un montage financier est prévu avec le fonds fédéral Beliris, mais j’ai le sentiment qu’on s’engage dans de grands travaux qui correspondent à une époque révolue, celle d’avant les restrictions budgétaires, déplore Michel Hubert. En l’absence d’une réflexion globale sur la mobilité, les pouvoirs publics se lancent tête baissée dans de coûteux projets pour le métro et pour la rénovation des tunnels, que l’on sera sans doute contraint d’interrompre ou d’étaler dans le temps.  »

A la SNCB, on met l’accent sur un maillon stratégique de la mobilité vers et dans Bruxelles : le nouveau tunnel Schuman-Josaphat. Son ouverture à la circulation des trains, prévue en juin prochain, permettra de soulager la jonction Nord-Midi, surchargée, et de relier directement le quartier européen à l’aéroport de Zaventem. En revanche, la mise en service du RER, programmée pour 2012 au moment où ont commencé les travaux (2005), n’a cessé d’être retardée.

D’un plan Iris à l’autre, les autorités régionales ont affiché leur volonté de donner la priorité aux transports publics et aux modes de déplacement doux. Il y a toutefois un net décalage entre la vision exprimée et les projets réalisés. Certes, des lignes de trams sont prolongées, après en avoir supprimé pendant des décennies, et des pistes cyclables et espaces piétonniers sont créés. Cela n’a pas pour autant mis fin à la culture du tout-à-la-voiture.  » Les pouvoirs publics, contraints au compromis, ont manqué de courage pour tourner le dos aux politiques du passé, assure Frédéric Dobruszkes, de l’Igeat (Institut de gestion de l’environnement et d’aménagement du territoire). Il y a aussi un hic en termes de gouvernance : certains ministres sont aussi bourgmestres et agissent en responsables communaux et non régionaux.  »

Un ring élargi… et saturé ?

Isabelle Thomas, géographe de l’UCL, est tout aussi sévère :  » Le gouvernement bruxellois n’a pas de politique globale associant mobilité et aménagement du territoire. Il est coincé dans un carcan politique et de lobbies.  » Résultat : les initiatives adoptées pour lutter contre la congestion font pâle figure à côté des politiques adoptées en Allemagne, en France et ailleurs.  » L’agglomération bruxelloise va au-delà de ses limites administratives, rappelle Mario Cools, géographe à l’ULg. Il faut donc penser plus large.  » La concurrence entre Régions serait, selon lui, l’une des causes de l’engorgement de la capitale :  » Bruxelles fait des efforts pour attirer des entreprises. Quand une société s’installe dans la capitale, ses salariés deviennent des navetteurs.  »

Le ring, point de passage obligé pour les camions européens en transit et les voitures venant de Gand, Liège, Namur… est aussi un couloir d’accès aux nombreux zonings de la périphérie. Les immeubles de bureaux installés ces dernières années à Zaventem, Diegem, Haren… créent une demande supplémentaire en déplacements automobiles. Dans ces zonings, près de 90 % des trajets domicile-travail se font en voiture, alors qu’en centre-ville de Bruxelles, le taux est de 25 %. Planifié par la Région flamande, l’élargissement du secteur nord du ring vise à fluidifier le trafic, mais l’effet aspirateur à voitures risque de conduire bien vite à la saturation. D’autant que le stade national, à Grimbergen, et le centre commercial Uplace, prévu au pied du viaduc de Vilvorde, auront, s’ils sortent de terre, un impact non négligeable sur la circulation.

Par Olivier Rogeau, avec Laurence van Ruymbeke

La priorité donnée aux transports publics et déplacements doux n’a pas mis fin à la culture du tout-à-la-voiture

 » A-t-on encore les moyens de se lancer dans les coûteux projets d’extension du métro et de rénovation des tunnels ?  »

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