Plus de bâtons que de carottes

Le document présenté par le formateur Elio Di Rupo s’apparente à un véritable  » effort de guerre « , tant les concessions exigées des uns et des autres apparaissent douloureuses. Il n’épargne ni les riches, ni les chômeurs, ni les francophones de la périphérie, ni même le roi. Mais, déjà, on entend gronder la contestation.

Personne n’échappera aux fourches caudines de l’assainissement. C’est la force et la faiblesse de la note présentée par Elio Di Rupo : elle risque de mécontenter à gauche et à droite, au Nord et au Sud. Nul n’est épargné. Mais aucun parti politique, aucun secteur de la société ne peut prétendre être le seul à avaler des couleuvres. D’ailleurs, Di Rupo lui-même ne raffole pas du document qu’il a rendu public le lundi 4 juillet. Face à la presse, le socialiste montois a reconnu que, s’il avait évolué dans un système électoral où le vainqueur des élections remporte la majorité absolue au Parlement, il aurait vraisemblablement produit un tout autre texte. Seulement voilà : nous sommes en Belgique. Un pays sans gouvernement depuis 439 jours. Un pays surveillé du coin de l’£il par les spéculateurs, attentifs au moindre signe de faiblesse, aussi voraces que des vautours. Un pays où le scrutin proportionnel force les partis politiques à s’unir dans d’improbables coalitions. Un pays qui se relève à peine de la crise économique et financière, et qui doit économiser 25 milliards par an d’ici à 2015. Un pays où, last but not least, les indépendantistes flamands de la N-VA constituent la première force politique depuis les élections de juin 2010.

Philippe Moureaux annonçait dès septembre 2009 que la Belgique n’échapperait pas à une douloureuse cure d’austérité, dans la veine du Plan global concocté par Jean-Luc Dehaene en 1993.  » Ne vous faites pas d’illusion : on paiera tous une partie de la facture « , prophétisait le chef de file des socialistes bruxellois. Nous y voici.

La note Di Rupo, qui dresse les contours d’une Belgique revisitée tout en ébauchant le programme socio-économique du prochain gouvernement fédéral, ne sort pas de nulle part. Elle s’inscrit dans la lignée de deux autres documents ambitieux : le rapport remis au roi par Guy Verhofstadt à l’issue de sa mission de formation du gouvernement, en janvier 2008, et la note rédigée par Johan Van de Lanotte en tant que conciliateur royal, en janvier 2010. La note Verhofstadt comptait 18 pages, celle de Vande Lanotte en totalisait 60. Di Rupo, lui, a porté l’effort jusqu’à 111 pages. Une surenchère qui traduit bien le désarroi de la classe politique traditionnelle, sommée de rassasier des appétits nationalistes flamands de plus en plus gargantuesques.

Si elle poursuit un objectif noble (sortir la Belgique de l’ornière, créer 250 000 emplois d’ici à 2015), la note se distingue cependant par son réalisme cru. On sent poindre à chaque page la menace du bâton. Les carottes, en revanche, y sont distribuées avec beaucoup de parcimonie. Revue non exhaustive.

DUR POUR LES FRANCOPHONES

Le formateur accède à une revendication portée par les Flamands depuis trois décennies : scinder l’arrondissement bilingue de Bruxelles-Hal-Vilvorde. Cette scission établit une coupure nette entre Bruxelles et le Brabant flamand. Lors des élections fédérales, les habitants francophones de Dilbeek, Beersel, Grimbergen et de 24 autres communes de la périphérie ne pourront plus voter pour des candidats bruxellois, comme Olivier Maingain ou Joëlle Milquet.

Le pacte d’Egmont, en 1978, ainsi que le quasi-accord conclu sous l’égide de Verhofstadt en 2005, prévoyaient déjà la scission de BHV. Mais ces deux plans avortés offraient en échange de solides compensations aux francophones. Par exemple : la possibilité pour la Communauté française d’exercer certaines compétences sur le sol flamand, ainsi qu’un  » droit d’inscription  » concédé aux habitants de nombreuses communes de la périphérie, leur permettant de voter à Bruxelles. Rien de cela dans la note Di Rupo. Seuls les francophones des six communes à facilités (Wemmel, Wezembeek-Oppem, Kraainem, Rhode-Saint-Genèse, Linkebeek, Drogenbos) pourront continuer à voter pour des candidats bruxellois.

Si la scission de BHV en constitue l’aspect le plus symbolique, elle ne doit pas masquer le c£ur de la réforme de l’Etat que Di Rupo entend mettre en chantier : le transfert vers les Régions et les Communautés, par pans entiers, de compétences aujourd’hui gérées au niveau fédéral. Le budget cumulé des Régions et des Communautés passe de 46 à 63 milliards, soit un bond de 40 %. Du lourd, qui risque de peser sur l’estomac des francophones, naguère  » demandeurs de rien « . Pendant ce temps, l’Etat belge continue de se vider de sa substance.

La quasi-totalité de la politique de l’emploi, y compris le contrôle des chômeurs, est régionalisée. Souvenez-vous, que disait Joëlle Milquet en mai 2010 ?  » Si vous régionalisez le contrôle et les sanctions des chômeurs, vous n’avez plus de sécurité sociale.  » Clair et net. On mesure dès lors l’ampleur du renoncement que Di Rupo demande aux partis francophones. Surtout que sa note prévoit aussi le transfert intégral des allocations familiales vers les Communautés.  » Les allocations familiales font partie de la sécurité sociale. Et je pense que tout ce qui concerne la sécurité sociale doit être laissé au niveau fédéral « , déclarait Jean-Claude Marcourt, l’un des ténors du PS, en mai 2009. Gloups.

DUR POUR LES FLAMANDS

La Région bruxelloise est refinancée à hauteur de 461 millions d’euros. Ce montant représente une double compensation. Un : pour les 348 000 navetteurs qui utilisent chaque jour les infrastructures bruxelloises, tout en payant leurs impôts en Wallonie ou en Flandre. Deux : pour le manque à gagner lié aux fonctionnaires internationaux qui profitent des services publics dans la capitale, mais bénéficient de larges exonérations fiscales. La somme prévue par la note Di Rupo est inférieure aux 500 millions exigés par les partis francophones, mais elle dépasse largement les 370 millions accordés par la note Van de Lanotte. D’une façon générale, les partis flamands ont toujours été réticents à l’idée de délivrer à Bruxelles, mal gérée à leurs yeux, ce qu’ils considèrent comme un  » chèque en blanc « . En février encore, le député CD&V Hendrik Bogaert répétait que le refinancement de Bruxelles ne pourrait en aucun cas excéder 350 millions.

S’inspirant de Lille et de Londres, la note Di Rupo préconise de créer une  » communauté métropolitaine « , englobant les 19 communes de la Région bruxelloise, mais aussi une partie du Brabant flamand et du Brabant wallon. L’idée se trouvait déjà dans les notes Verhofstadt et Vande Lanotte. En la découvrant, les nationalistes et les chrétiens-démocrates flamands avaient vu rouge : pour eux, une telle structure risque d’altérer le caractère flamand de la périphérie bruxelloise.

La proposition d’autoriser des listes bilingues pour les élections au parlement bruxellois ne sera sans doute pas mieux reçue. Côté néerlandophone, il n’y a guère que Pascal Smet (SP.A) pour la soutenir. Vande Lanotte l’avait certes incluse dans sa note, mais le CD&V s’était empressé de la rejeter.

DUR POUR LA GAUCHE

C’est le chapitre  » chômage  » qui fera grincer le plus de dents dans les Maisons du peuple. Lors de sa conférence de presse, le formateur, prudent, s’est d’ailleurs exprimé en néerlandais pour en dévoiler le contenu. Une façon d’obliger les journalistes à traduire ses propos pour le JT, et à se transformer eux-mêmes en porteurs de mauvaises nouvelles. Au moins, ce ne sera pas par la voix d’Elio Di Rupo que les électeurs socialistes apprendront… Apprendront quoi, au juste ? Primo : que les jeunes qui n’ont pas encore cotisé à la sécurité sociale n’auront accès aux allocations que s’ils démontrent une démarche active en vue de décrocher un emploi. Secundo : que le montant des allocations de chômage sera beaucoup plus dégressif qu’actuellement, ce qui signifie qu’une personne au chômage depuis trois ans gagnera nettement moins qu’une autre sans emploi depuis trois mois. Tertio : que leur disponibilité sur le marché de l’emploi sera examinée jusqu’à 58 ans, alors qu’une tolérance existait jusqu’à présent pour les plus de 50 ans. Quarto : que la limite de 25 kilomètres actuellement prévue dans les conditions d’un emploi convenable passera à 60 kilomètres.

L’autre coup dur, pour la gauche, concerne la norme de croissance des dépenses de soins de santé. Fixée à 4,5 %, elle passe brusquement à 2 %. Une gifle pour le PS, qui tenait comme à la prunelle de ses yeux à cette conquête arrachée sous le gouvernement Verhofstadt, et censée améliorer l’accès aux soins des personnes les plus fragiles. Laurette Onkelinx, ministre de la Santé, a longtemps répété qu’on ne toucherait pas aux sacro-saints 4,5 %.  » La norme, ils ne l’auront pas « , assurait-elle lors d’un congrès de la fédération bruxelloise du PS, en octobre 2009. La pression conjuguée de la Flandre, des libéraux et des difficultés budgétaires auront eu raison de sa détermination.

DUR POUR LA DROITE

Mauvaise nouvelle pour les partis de droite (N-VA, MR, Open VLD) : la pression fiscale, déjà élevée en Belgique, augmente. Même si la note Di Rupo cible avant tout les revenus du capital, ça fait mal… Les plus-values sur actions et titres réalisées dans un délai inférieur à un an seront imposées à 50 %. C’est beaucoup. Trop, s’indigne-t-on déjà dans les milieux d’affaires. D’autant que la taxe sur les opérations de Bourse augmente elle aussi.

Les grandes fortunes passent à la caisse, avec l’instauration d’une cotisation de 0,5 % sur le grand patrimoine. Les voitures de société, surtout les grosses cylindrées polluantes, seront plus fortement taxées. Le système des intérêts notionnels est également revu. Ce mécanisme très complexe, voire opaque, tant décrié par le PS et Ecolo, permettait à certaines entreprises de contourner largement le fisc. Enfin, une taxe sur les billets d’avion en classe affaires et en première classe vient compléter cet arsenal.

DUR POUR LES MINISTRES, LE ROI, ELECTRABEL…

Le monde politique endosse sa part. La note Di Rupo réduit de 5 % les salaires des ministres. Les indemnités de départ des parlementaires sont revues à la baisse. La famille royale n’est pas épargnée : ses dotations seront gelées pendant deux ans. Electrabel non plus : le prélèvement de la rente nucléaire sera augmenté. Même le… tiers-monde contribuera à l’assainissement budgétaire de la Belgique. La croissance des crédits de la Coopération au développement sera temporairement limitée à l’inflation.

LE COMPROMIS À LA BELGE RESSUSCITÉ

La note concoctée par Elio Di Rupo démontre au moins ceci : il existe encore, dans ce pays, des alchimistes capables de marier l’eau et le feu. C’est tout l’art du compromis à la belge, que Jean-Luc Dehaene définissait ainsi en avril 2010, dans un communiqué en forme de testament politique :  » Un compromis n’est possible que si chaque partie est disposée à se départir de sa propre logique, à intégrer des éléments de la logique du partenaire.  » Pas de doute, Di Rupo a appris la leçon. On trouve de tout dans sa note, melting-pot aussi subtil que bancal. Ceci, par exemple : Plan cancer amplifié, réforme du Sénat, renforcement de la lutte contre les incivilités, propositions (vagues) concernant les gardes des médecins dans les zones rurales, pistes (vagues aussi) pour améliorer la sécurité et la ponctualité des trains…

La note octroie aux nationalistes flamands quelques beaux symboles, comme la réforme de la loi de financement et une grosse dose d’autonomie fiscale pour les Régions – y compris une petite partie de l’impôt sur les sociétés. Di Rupo annonce que  » l’immigration sera davantage encadrée « , mais aussi que la procédure d’asile sera plus digne. La pension à 65 ans est maintenue, mais les départs à la prépension sont fortement découragés. Un coup à gauche, un coup à droite. Et des coups pour tout le monde.

UN COMPROMIS TROP BELGE ?

La SNCB, la justice, la fiscalité restent en très grande partie la chasse gardée du fédéral. Idem pour la sécurité sociale, véritable cathédrale du système belge. Bref, l’édifice noir-jaune-rouge reste debout. Ses fondations sont préservées. La note Di Rupo tente même, timidement, de les renforcer, en proposant la création d’une circonscription fédérale : 10 députés seraient élus par l’ensemble de la population belge. Si cette idée se retrouvait déjà dans le rapport Verhofstadt, Vande Lanotte l’avait écartée. Di Rupo est allée la récupérer, alors que son parti n’y est pas favorable. Preuve qu’il ne désespère pas de recréer une dynamique belge. On observera enfin que sa note ne remet pas en cause une série de spécificités belges. L’indexation automatique des salaires est maintenue. Les allocations de chômage restent illimitées dans le temps.

Bref, le basculement radical vers le confédéralisme n’est pas à l’ordre du jour. Et c’est sans doute ce qui devrait gêner la N-VA.

FRANÇOIS BRABANT

Les journalistes obligés de se transformer en porteurs de mauvaises nouvellesL’édifice noir-jaune-rouge reste debout. Ses fondations sont préservées

 » Créer 250 000 emplois d’ici à 2015 « 

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