Pierre Bayard, à la croisée de la littérature et des sciences humaines. © PATRICE NORMAND/REPORTERS

Pièces à conviction

Professeur de littérature rompu aux tours de passe-passe, Pierre Bayard propose une relecture de Dix Petits Nègres. Sa théorie ? Agatha Christie s’est trompée de coupable, et le crime est resté impuni depuis 1939. Aussi impertinent que brillant.

Peut-être n’avez-vous jamais lu du Pierre Bayard. Dans ce cas, et pour ne pas être pris au dépourvu dans les dîners en ville, il serait bien de vous procurer ce qui est peut-être son best-seller, un livre sorti en 2007, et qui avait justement pour titre Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (Editions de Minuit).Vous y apprendriez les différentes manières de ne pas lire un livre – ceux de Pierre Bayard, par exemple – et que, contrairement aux idées reçues et comme le promet son auteur,  » il est tout à fait possible d’avoir un échange passionnant à propos d’un livre que l’on n’a pas lu, y compris, et peut-être surtout, avec quelqu’un qui ne l’a pas lu non plus « . Professeur de littérature à Paris 8, par ailleurs psychanalyste, l’inénarrable lettré se situe à la croisée des sciences humaines et de la littérature. Une position ambiguë, peu courue dans le domaine français : celle de la fiction théorique. Soit de la théorie littéraire qui se lit comme du roman… Se proposer de retoucher certains livres jugés faibles de l’histoire littéraire ( Comment améliorer les oeuvres ratées ?), prouver que l’avenir influe sur le présent plus encore que le passé en montrant comment certains auteurs se sont inspirés à l’avance d’événements qui leur arriveront en réalité dans le futur ( Demain est écrit), faire la démonstration, indices textuels à l’appui, qu’un romancier a pu en plagier un autre ayant écrit des années après lui ( Le Plagiat par anticipation), se demander ce qu’il adviendrait de certains textes s’ils étaient écrits par d’autres ( Et si les oeuvres changeaient d’auteur ?)… ne sont que quelques exemples des interventions que le génial professeur s’est jusqu’ici proposé de faire sur la littérature.

Le livre dont vous êtes le héros

Dans un des principaux cycles qui organisent son travail, l’un des plus accessibles et des plus passionnants, Pierre Bayard entreprend de rouvrir des romans policiers a priori classés en avançant que les auteurs eux-mêmes se sont peut-être trompés sur la manière de mener leur résolution ( Qui a tué Roger Ackroyd ?, Enquête sur Hamlet, L’Affaire du chien des Baskerville).  » Un texte littéraire présente toujours des erreurs, parce que contrairement au cinéma par exemple, un texte littéraire est par essence à trous, nous explique-t-il ce matin-là, place Gambetta, à Paris. Des descriptions incomplètes, des ellipses, des moments où on ne vous dit pas ce que fait le personnage. Dans le roman policier d’énigmes en particulier, l’auteur cherche à duper le lecteur. Il va donc créer des fausses pistes. Rendre suspects des personnages. De sorte que, quand il présente sa version à la fin, il lui est très difficile d’innocenter tout le monde, de refermer toutes les pistes qu’il avait ouvertes. Par structure, le roman policier est donc extrêmement faillible.  »

C’est sur cette étagère – celle dite de la  » critique policière  » – qu’il faut ranger son dernier ouvrage, La Vérité sur  » Dix Petits Nègres «  (1). Une contre-enquête menée sur le classique d’Agatha Christie, par un narrateur mettant en doute l’élucidation des dix meurtres successifs ayant secoué l’île, et pour cause : il affirme en être l’auteur – un coupable, donc, resté impuni depuis la parution du livre, il y a quatre-vingts ans de cela. Au fil d’une démonstration impeccable et haletante, ce dernier mettra au jour un certain nombre d’invraisemblances majeures et de manipulations à l’oeuvre dans le texte initial – l’un des livres les plus vendus au monde.

(1) La Vérité sur
(1) La Vérité sur  » Dix Petits Nègres « , par Pierre Bayard, Editions de Minuit, 176 p.

Contredire la reine du crime Agatha Christie, proposer, ailleurs, des amendements à Marguerite Duras, Shakespeare ou Virginia Woolf : le geste bayardien est par essence insolent.  » Bien sûr, il s’agit dans une certaine mesure de déposséder l’auteur, et vous pouvez le comprendre comme une atteinte à ses droits, concède-t-il. Mais c’est aussi une manière de lui restituer une oeuvre enrichie, et de montrer à quel point elle est encore plus forte qu’il ne le pensait.  » Dans la lignée d’un Roland Barthes, qui a beaucoup entamé le mythe de la toute-puissance de l’auteur, Bayard ne cesse, au fond, d’affirmer les superpouvoirs du lecteur.  » Un lecteur complète toujours un texte. C’est pourquoi toute lecture est interventionniste : il n’y a pas de lecture qui ne modifie pas une oeuvre. Inconsciemment ou consciemment.  »

Esprit critique

Théorie des univers parallèles ou des identités multiples, conflits psychiques, points aveugles de la communication… Jamais Bayard n’avance sans avoir pris la peine d’asseoir un certain nombre de concepts justifiant ses coups. Dans son dernier livre, il établit par exemple d’entrée de jeu une perméabilité entre le monde réel et la fiction – de quoi permettre au personnage-narrateur de s’extraire le plus naturellement du monde de la fiction qui l’a vu naître.  » Ma conviction profonde est double, reprend-il, aussi ludique et sérieux que ses essais peuvent l’être. D’une part, les personnages de romans ont une forme d’autonomie, qui va loin. Ils accomplissent un certain nombre d’actions à l’insu de leur créateur – en particulier, ils commettent des meurtres, mais pas seulement : j’ai fait des textes pour montrer qu’ils avaient une vie sentimentale et sexuelle ignorée des auteurs eux-mêmes. Et puis, je crois fondamentalement à la possibilité, pour un personnage, de quitter une oeuvre et rentrer dans notre monde réel, et pour une personne de notre monde réel, de rentrer dans un livre. Je suis convaincu qu’il y a des passages dans un sens ou dans l’autre. C’est ce qu’on appelle la métalepse – ou le brouillage des niveaux narratifs. Woody Allen l’utilise dans La Rose pourpre du Caire, quand il fait sortir un acteur de l’écran…  »

Outre le divertissement immédiat (le texte joue doublement sur le plaisir intellectuel qu’il y a à se laisser duper et à voir sous ses yeux se résoudre des énigmes compliquées), La Vérité sur  » Dix Petits Nègres «  est aussi une réflexion sur ce qu’est exercer un esprit critique. A la  » suspension consentie de l’incrédulité  » (2) que suppose la fiction, Bayard oppose un scepticisme a priori – voire un filtre paranoïaque. A l’heure des fake news et de la bonne santé du complotisme, ses livres posent un tas de questions follement intéressantes par des biais inédits. Entre autres, sur cette idée de faire la  » vérité  » annoncée par le titre.  » Il y a une forme de vérité littéraire qui n’est pas du tout la vérité historique. Je joue dans ces textes avec l’idée d’un relativisme, d’une indécidabilité extrême – des concepts que je défends en littérature à propos de textes volontiers polyphoniques mais dont je suis totalement hostile à l’extension au monde réel. Il serait dramatique de transférer le relativisme littéraire à une lecture du réel en imaginant que tout se vaut sur le plan historique, que toutes les lectures sont possibles, et les vérités toujours alternatives. Ce que fait précisément Donald Trump, quand il lance je ne sais combien de fake news à la journée. Une forme qui devrait ne se réaliser qu’en littérature…  » N’est pas Pierre Bayard qui veut.

(2) Telle que la définit le poète et critique britannique S.T. Coleridge, en 1817.

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