Peindre pour toucher

Guy Gilsoul Journaliste

Davantage que Van Eyck, Rogier van der Weyden fut le peintre vedette du xve siècle bourguignon. Une exposition explore son ouvre au  » M « , le nouveau musée de Louvain.

Rassembler les £uvres d’un peintre du xve siècle comme Rogier van der Weyden relève de la mission impossible. Fragilisés par les ans, les panneaux sur bois ne reçoivent que rarement leur bon de sortie exceptionnelle. Inimaginable par exemple de déplacer Le Jugement dernier, un polyptyque monumental de plus de cinq mètres d’envergure aujourd’hui conservé à Beaune, ni le retable Miraflores de Berlin ou encore La Descente de croix de Madrid. Pas facile non plus pour l’équipe scientifique de l’exposition de faire le point sur une £uvre dont les spécialistes, toujours en discussion, évalueraient le nombre d’£uvres authentifiées de la seule main de l’artiste à quinze, dont huit seront quand même au rendez-vous de Louvain. C’est que, comme Rubens plus tard ou Jan Fabre aujourd’hui, Rogier van der Weyden travaille avec des assistants. Or ceux-ci formés par lui durant quatre années (Hans Memling fut l’un d’eux) sont d’excellents praticiens. Les différences sont donc infimes entre la production du maître et celle de ses aides. Il s’agit dès lors de discerner l’invention qui appartient au génie et le savoir de la main qui est le fait de l’atelier. La difficulté s’accroît encore lorsque, vu l’énorme succès de van der Weyden de son vivant mais aussi bien au-delà, circulent des copies et des tableaux d’inspiration. Un millier d’£uvres recensées à ce jour. Dans l’exposition, on verra donc, aux côtés des huit perles rares, des tableaux réalisés dans l’atelier du peintre ainsi que l’une ou l’autre copie datée soit du vivant de l’artiste, soit du xvie siècle ainsi qu’un bel ensemble de dessins mystérieusement signé  » R « .

Peintre officiel

Certes, Rogier de La Pasture (qui devient Rogier van der Weyden dès son installation à Bruxelles) est bien né aux alentours de 1400 à Tournai, alors enclave française coincée entre les différents Etats bourguignons. L’enfant vit dans une belle maison avec jardin, située dans une rue où travaillent une dizaine d’orfèvres et trois batteurs d’or. Son père est lui-même artisan coutelier, une situation enviable dans cette ville de 20 000 habitants (Bruxelles en comptait 29 000) qui séduit les nantis pour son calme et son indépendance relative. C’est là qu’il entre dans l’atelier de Robert Campin, un peintre fameux venu de Valenciennes, dont il ne se détachera qu’en 1432 lorsque ce dernier sera expulsé de la cité pour adultère. Devenu franc-maître, sa réputation dépasse vite les remparts d’une cité qui peu à peu s’assoupit. Ainsi, lorsque trois ans plus tard, les autorités de la ville de Bruxelles lui proposent de devenir leur peintre officiel tout en lui commandant un tableau de justice pour l’Hôtel de Ville, il n’hésite pas. C’est que la cité brabançonne cherche, comme ses concurrentes Anvers, Gand, Louvain ou encore Bruges, à attirer Philippe le Bon et sa cour. D’où l’émergence de nouveaux parcs et jardins, lieux de spectacle et de chasse, palais et salles de réception. Et cela marche. Bruxelles devient capitale et, avec la présence du pouvoir central et de l’aristocratie, les richesses affluent qui elles-mêmes alimentent le commerce de luxe des orfèvres, des fourreurs, des selliers, des chausseurs et… des peintres. Ainsi, entre ses retours vers Tournai et un voyage en Italie (qui étend encore sa clientèle), Van der Weyden passe-t-il l’essentiel de sa vie non loin de l’actuel palais des Beaux-Arts. Mieux, il devient incontournable et son rayonnement persistera bien après sa mort en 1464. Pourquoi un tel succès qui, à l’époque, éclipsa même l’aura de Van Eyck ?

Le calme propice à l’empathie

Le chef-d’£uvre de ce dernier, L’Agneau mystique, révèle un extraordinaire sens de l’observation. L’artiste actuel Luc Tuymans admire particulièrement dans l’£uvre de Van Eyck son réalisme distancié, détaché et, par là, superbe. Van der Weyden, au contraire, vise l’émotion. De l’expression de la douleur à celle de la sérénité ou de la compassion, il s’aventure dans l’âme humaine en observant les gens. Or l’humanisme naissant qui, en Italie, mise sur la raison et l’expérience scientifique, cherche chez nous à rejoindre l’individualité par les voies du c£ur et de la sensibilité. Le peintre bruxellois imagine donc les moyens pour que la peinture devienne le support visuel (le médium) de cette relation au monde. Autrement dit, il faut qu’en contemplant le Christ, Marie en douleur, Marie-Madeleine et les autres (y compris les portraits des ducs et de l’aristocratie) l’amateur rejoigne un calme propice à l’empathie, voire à la dévotion. Pour ce faire, Van der Weyden active non seulement son sens de l’observation mais surtout celui de la créativité. Comme Matisse ou Ingres après lui, il ne craint pas d’allonger un bras ou une jambe, de bousculer la vraisemblance d’un espace ou d’une pose pourvu que ces déformations participent à l’expression recherchée. Les couleurs elles-mêmes sont souvent au service d’une musicalité d’ensemble davantage qu’à celui de la réalité. Et si on retrouve bien l’excellence du rendu des différentes matières de tissus (les velours, la fourrure, les voiles), on relève aussi l’artificialité des costumes dont l’origine mélange souvent les lieux et les époques alors que, pour leur mise en couleurs, le choix d’une teinte unie ne sert souvent qu’à mettre en évidence l’expression des mains ou du visage.

Pour le voir, il faut s’approcher et prendre son temps. Car il y a tant encore à découvrir. Par exemple, l’inventivité technique, les audaces, les manières si diverses d’obtenir ici un effet d’or, là une délicate carnation. Là, les traces du mélange de deux teintes précieuses de rouge, là des pointillés qu’on n’avait pas vus et qui animent une chevelure ou un fond, là, enfin, les traces laissées dans le frais par la pointe du pinceau retourné. Il s’agit de comparer, passer d’un détail à l’autre, d’une £uvre à la suivante, de chercher la main de l’assistant et celle du maître. L’ensemble de la composition à son tour mérite l’enquête. Si les restaurateurs ont pu déceler l’usage du compas et de la règle pour le tracé des détails, celui-ci gère sans doute l’organisation de l’espace entier. Reste alors une autre inconnue. A quoi servait cette géométrie ? Faut-il y voir des liens avec celle qui régissait la construction des cathédrales et des rosaces, voire de la polyphonie naissante ? Oui, il reste encore bien des zones d’ombre, même si l’approche anthropologique de l’art (le lien avec les textes théologiques) nous débarrasse peu à peu du seul plaisir visuel pour rejoindre d’autres niveaux, sans doute, plus fondamentaux auxquels Van der Weyden a aussi apporté ses réponses.

Louvain, musée M. Vanderkelenstraat 28. Du 20 septembre au 6 décembre. Du mardi au dimanche, de 10 à 18 heures (le jeudi jusqu’à 22 heures). www.mleuven.be

Guy Gilsoul

van eyck choisit le réalisme ; van der Weyden, lui, vise l’émotion

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