Paysages

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Notre paysage intérieur explique notre existence et l’oriente. En tracer une géographie aide donc à comprendre beaucoup de choses. Freud, par exemple, analyse le bon fonctionnement de nos énergies psychiques en termes de conflit entre deux tendances, un trop et un trop peu de refoulement, qui entraînent respectivement la névrose et la perversité. C’est aujourd’hui plutôt la peur de trop interdire qui règne, sous la forme de cette maxime : ce à quoi tu as droit, c’est ce dont tu as besoin ; ce dont tu as besoin, c’est ce dont tu as envie (ou ce dont tu te crées l’envie). Le seul fait de rappeler, parfois inévitablement avec fermeté, un devoir de se conformer à nos lois à certains individus, auxquels souvent l’idée ne vient même pas qu’une société suppose un minimum de conduites communes qui la fondent, provoque l’étonnement, voire l’indignation. L’absence d’échange de ces conduites dissout la société. Notre société se désintègre aussi parce qu’on la consomme, et que certains consomment jusqu’à nos lois en les détournant de leur sens. La politique ne donne pas vraiment l’exemple : on nous promet des services gratuits dont on nous fait croire qu’ils ne coûtent rien ; certaines lois médiatisent leur auteur plutôt que de résoudre des problèmes de société ; on fusionne à grands frais nos trois polices et avec moins de service public comme résultat plutôt que de régler ce qu’on avait préalablement nommé guerre des polices par le rappel de quelques obligations élémentaires, ce qui eut sans doute suffi. Mais voilà, nous vivons sous la terreur du langage politiquement correct inventé pour cacher la démission. Le sens de la politique serait plutôt de penser un projet capable de responsabiliser et de mobiliser les citoyens, d’en débattre sans langue de bois et de tenir le cap, rendant ainsi la confiance à l’électeur. Mais non, à la bonne nouvelle proclamée dans des églises désormais vides, se sont substituées les bonnes nouvelles, chaque jour nouvelles parce que destinées à dissimuler les mauvaises qui finissent cependant immanquablement par apparaître.

Deux films récents éclairent l’inquiétante négativité de ce tableau : La Jeune Fille à la perle, de Peter Weber et Printemps, été, automne, hiver… et printemps, du réalisatreur coréen Kim Ki-Duc. Ici aussi, c’est un paysage intérieur dont une géographie, cette fois ni freudienne ni lacanienne, est esquissée. Et, je l’ai dit, pareille géographie crée du sens, oriente. Dans le premier film, Vermeer de Delft peint l’âme de Griet, qui l’avait préalablement révélée : elle perçoit que la lumière intérieure ne se révèle que sous une certaine lumière extérieure. Elle investit en outre son âme dans la préparation des couleurs qui réuniront miraculeusement ces deux lumières au bout du pinceau de Vermeer, dans l’interstice ténu, non érotique, qui sépare la pudeur implorée de la pudeur surprise et qui nous introduit dans la vraie moralité. Vermeer traque certes l’âme de l’autre, mais ne nous méprenons pas : Griet ne saisit son âme qu’à travers celle de Vermeer, comme Vermeer ne saisit sa propre âme qu’à travers celle de Griet. C’est bien pourquoi il peint son portrait, sans commande. Et ce chef-d’£uvre ne se dévoile à nous que si nous consentons à lire, à notre tour, l’âme de Griet à travers le regard de Vermeer et celle de Vermeer à travers le regard de Griet. Comment penser désormais un paysage intérieur sans nous représenter la communication de ces deux visages ?

Dans le second film, deux capacités sont à l’£uvre : le flux de l’énergie en constant renouvellement émanant de la régulation des saisons dans un paysage extérieur et la réceptivité du paysage intérieur du moine et de son disciple. Au terme d’un long combat intérieur, l’âme, desséchée par son stérile repli sur soi, par le tort fait aux autres pour satisfaire ses envies, et incapable de se renouveler, se désenlise : au plus fort de l’hiver, le printemps travaille, l’âme éclôt enfin à l’insupportable, se laisse toucher par lui, accède à sa propre humanité. Celle-ci circulera dans les veines du jeune moine, y répandra la sagesse en s’emparant de lui sous la forme d’un enfant recueilli grandissant. Bref, la plénitude du vieux moine trouve enfin son chemin dans le jeune moine qui entre ainsi à son tour dans la moralité et, ce faisant, s’engage dans l’imprégnation d’un sens nouveau dans le paysage extérieur. Comment penser désormais un paysage intérieur sans se le représenter comme passage, à travers celui-ci, d’un paysage extérieur, comme échange ? Ce passage permet de participer spontanément à chaque développement de la réalité, selon la variabilité de la situation.

Ces deux films suggèrent ainsi l’alternative d’un paysage intérieur tel un champ à cultiver sans fin, plutôt qu’une exigence insatiable à ne pas refouler, force de communication et d’échange dans le premier cas, force de désintégration dans le second.

Par Guy Rommel, juge de paix de Saint-Gilles

Quelques clés d’accès à sa propre humanité

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