Pauvre modernité

Malgré son discours, l’époque ne sait plus que faire de l’extrême dénuement. Le sociologue français André Gueslin démystifie la charité médiatique contemporaine

Les Gens de rien. Une histoire de la grande pauvreté dans la France du xxe siècle, par André Gueslin. Fayard, 457 p.

La manière dont une société traite du dénuement est terriblement révélatrice. C’est ce que montre cette Histoire de la grande pauvreté dans la France du xxe siècle, du sociologue André Gueslin. L’ouvrage donne utilement à penser sur un phénomène qui a brutalement resurgi au c£ur de la modernité. L’illusion d’un dépérissement inéluctable de la pauvreté dans les sociétés opulentes a vécu. Lointaine est l’époque où Georges Pompidou proposait ingénument d’éradiquer ce mal grâce à la recette d’un gala de la Comédie-Française. Les années de crise ont transformé la silhouette bohème du clochard en l’inquiétante figure du SDF. L’angoisse du déclassement, qui travaille de larges secteurs de la société, a même engendré le mythe du cadre licencié qui tombe à la rue.

Mais, au fait, qu’est-ce qu’un pauvre ? La définition du dénuement ne saurait être invariable. La pauvreté est forcément relative à l’état de développement d’une société. Seul le critère de l’assistance permet d’évaluer le phénomène dans le temps. Est pauvre celui qui, d’une manière ou d’une autre, a besoin de l’aide de la société. Cette optique réserve une surprise de taille. L’auteur note que, d’un siècle à l’autre, la proportion de  » pauvres  » semble étonnamment constante : autour de 10 % de la population. Telle était la part d’assistés au xixe siècle, tel est encore le pourcentage de bénéficiaires des minima sociaux à la fin du xxe siècle. Si plusieurs catégories, comme les vieux, les chômeurs ou les handicapés, sont majoritairement sorties de l’indigence, la pauvreté relative perdure.

Les formes de cette assistance ont cependant connu un bouleversement historique. Au xixe siècle, souligne Gueslin, riches et pauvres étaient liés par des  » obligations réciproques « . La charité n’était pas aussi humiliante qu’on se l’imagine aujourd’hui. L’indigent y répondait par l’expression d’une gratitude dont l' » homme d’£uvres  » avait spirituellement besoin. Le xxe siècle a cassé ce mécanisme de don et de contre-don qui rappelle les théories du sociologue Marcel Mauss. La charité privée a laissé la place à l’assistance de l’Etat et d’associations spécialisées. Dans les deux cas, l’aide s’est dépersonnalisée et professionnalisée. Le pauvre n’y a pas forcément gagné. Il n’a plus grand-chose à offrir en échange des secours qu’il reçoit.

Le livre démystifie la charité médiatique contemporaine. Issus des classes moyennes, les animateurs des associations peuvent être considérés comme des  » entrepreneurs de morale  » pas forcément à même de sortir les pauvres de leur condition. L’impact de leur action ne saurait être surestimé. Malgré le charisme de leur fondateur, les communautés d’Emmaüs ne rassemblaient que 4 000 personnes en 1996, tandis que les Restaurants du c£ur ont vu leur nombre de repas fortement retomber. Comme par hasard, la première organisation caritative française, le Secours catholique, est celle qui s’inspire le plus de la charité, alors que l’influence d’ATD Quart-Monde vient de la dimension politique de son action.

On regrettera qu’André Gueslin verse parfois dans un simplisme sociologique qui contraste avec la richesse des données qu’il a recueillies. Car les dimensions individuelles de ce drame social sont patentes. La grande pauvreté est souvent le destin de blessés de la vie, victimes d’un accident, d’un divorce et/ou du chômage. L’isolement provoqué par le relâchement des solidarités familiales et locales pèse lourd. La fragilité psychologique, d’une image dégradée du père à la maladie alcoolique, est très fréquemment présente. Traiter ces handicaps serait sans doute plus judicieux que de se limiter à un rituel d’aide sociale. Etre très pauvre, c’est non seulement n’avoir presque rien, mais aussi vivre dans la peur et la honte. L’assistance atténue sans doute la première. Pas vraiment la seconde.

Eric Dupin

L’isolement provoqué par le relâchement des solidarités familiales et locales pèse lourd

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