Osons la curiosité

Guy Gilsoul Journaliste

Serait-ce le privilège des grandes cités portuaires d’être par essence le lieu même d’un humanisme à large spectre ? Réponse au MAS, le plus impressionnant de tous nos musées inauguré ce 17 mai.

MAS, 1, Hanzestedenplaats, Anvers. Du mardi au dimanche, de 10 à 17 heures. www.mas.be

Ah, il en impose celui-là ! Planté au milieu des bassins portuaires, le nouveau musée anversois, le MAS (Museum aan de Stroom / Musée près du fleuve) se dresse rouge et puissant, telle une tour carrée culminant à 65 mètres de hauteur. De la terrasse panoramique s’étirent d’un côté la ville, de l’autre, l’Escaut, ses méandres et son univers industrieux. Entre les grues et les navires marchands, voilà donc que s’enracine ici un projet  » culture  » pour le moins monumental : 10 étages, des espaces de circulation généreux ouvrant sur un vitrage ondulé et sept larges volumes refermés sur eux-mêmes pour l’exposition des objets choisis parmi les 470 000 venus des anciens musées du Folklore, de la Marine et d’Ethnographie. Tout, du bâtiment aux scénographies, est juste, précis, porteur, provocateur et délicatement poétique. Juste et pertinent tout comme le propos. Visite.

Première étape : les réserves

Eh oui, ici, gratuitement, le visiteur découvre d’abord l’univers des réserves et celui des chercheurs. Entrons presque par effraction. Le circuit possède un parfum de labyrinthe avec ses coins et ses recoins. Derrière des grilles, voici côte à côte les tableaux anciens. Dans des cages de verre, voilà des statues venues d’Afrique, des céramiques chinoises, des maquettes de bateaux, des figurines populaires et, dans les tiroirs (on est invité à les ouvrir), d’autres £uvres encore dont un ensemble d’estampes japonaises et d’objets bien curieux. Cette étrange confrontation (très concrète) nous projette au plus près d’une passion à laquelle le musée va rendre hommage tout au long du parcours : celle du collectionneur. Cet homme ou cette femme, attirés par des objets qui l’étonnent puis le fascinent et l’interrogent sur son identité et celle des autres. Des pièces acquises ici à Anvers ou rapportées au port par les navires marchands, porteuses aussi parfois des croyances locales anversoises, du folklore ou du génie des artistes attirés à leur tour par la richesse de la ville. Du coup, notre curiosité s’aiguise. C’était le but de cette première étape.

Deuxième étape : L’exposition temporaire

 » Cinq siècles d’images à Anvers « , tel en est le propos. Rébarbatif ? Peut-être comme ces parallèles pas toujours convaincants entre l’art ancien et les oeuvres actuelles. Mais l’occasion de découvrir des chefs- d’£uvre absolus venus des collections du musée des Beaux-Arts fermé pour cause de restauration. Jugez plutôt : Van Eyck, Van der Weyden, Flouquet, Antonello de Messine ou encore Simone Martini, avec quatre panneaux du célèbre polyptyque Orsini daté du XIVe siècle. Bien sûr, le parcours suit un fil d’Ariane. La visite commence dans un espace couloir revêtu d’or afin de nous plonger dans la fascination que le métal jaune exerça et sa fonction. Par exemple, pour frapper la monnaie aux effigies des puissants (ici d’Alexandre le Grand à Albert II). Ou encore, pour évoquer l’image de la sacralité. Mais voilà, l’art flamand y mettra bon ordre. Du coup, la Vierge, le Christ et les saints ne flottent plus dans un espace infini mais à la maison ou dans un jardin dont chaque détail, même symbolique, renvoie au monde très concret de la vie urbaine. A l’âge d’or de la cité portuaire (XVIe siècle), résultat d’un commerce de plus en plus international, l’image change de statut : elle concrétise un esprit de conquête exotique dont témoignent les cabinets et les chambres de  » curiosités « . Du coup, les peintres aussi, comme Francken, en offrent des comptes rendus où cohabitent coquillages, fleurs exotiques, bijoux indonésiens, ouvrages rares et tableaux de genres nouveaux comme les  » paysages « , une invention là aussi, locale. Le parcours se poursuit ainsi jusqu’au XVIIe siècle quand, après la fureur iconoclaste de 1566-1567, les catholiques favoriseront une imagerie aussi puissante qu’allégorique, dont Rubens sera le maître absolu.

La collection permanente

L’équipe pluridisciplinaire du MAS nous propose ici une démonstration en trois temps qui n’est rien d’autre qu’une incroyable proposition. En la résumant : osons l’humanisme. Premier temps : quelles sont les conditions de l’ouverture aux autres ? Réponse : d’abord, affirmer son identité aux autres. Or cette  » communication  » passe souvent par le pouvoir (économique, politique, religieux) qui produit les objets les plus précieux, les plus imposants. Ici, dans trois zones distinctes, se déploient l’Afrique depuis celle des royautés anciennes, le Japon des Tokugawa et, bien sûr, Anvers à l’heure du XVIe siècle et ses échanges avec le Bénin. Ou encore Anvers au XIXe siècle de la colonisation. Mais, dans un espace particulier, un artiste actuel Maori a créé un environnement afin d’offrir la dignité aux objets traditionnels de sa culture polynésienne. Du coup s’ouvre une nouvelle question : ces objets produits ici ou venus de si loin, volés peut-être, déracinés sans aucun doute, ne sont-ils pas toujours  » vivants  » ?

Le deuxième temps, un niveau plus haut, évoque la nécessaire fierté identitaire. Mais les vues officielles de la ville ancienne cohabitent avec les réponses populaires via les marionnettes contestatrices et les géants protecteurs. Une ville fière d’elle- même est aussi celle de tous ses habitants, édiles, bourgeois, intellectuels, artistes et travailleurs. Des gens du cru et d’ailleurs comme nous le rappelle ici le témoignage actuel d’un Ghanéen d’Anvers. Car, au MAS, les £uvres ne sont pas isolées dans le temps ou l’espace, mais actualisées par la présence de documents vidéo ou l’intervention des jeunes du quartier, voire d’artistes actuels. C’est que la curiosité, essence même de l’humanisme, n’est rien sans la confiance en soi et l’ouverture aux autres. Donc aussi à la multiculturalité dont une ville portuaire est toujours riche. Du coup, voici le troisième temps lié cette fois au  » port  » lui-même et à ses travailleurs (60 000 aujourd’hui). Tout débute avec une impressionnante collection de maquettes anciennes allant du Moyen Age au XXIe siècle en passant par le XVIIIe siècle du commerce du thé (une halte senteur bienvenue) et le XIXe de l’aventure congolaise.

L’ultime question sur les deux derniers niveaux

Que cherche un humaniste sinon des réponses aux interrogations provoquées par sa curiosité ? Il en est une néanmoins qui lui résiste : son propre devenir. Qu’y a-t-il après la vie ? Là encore, une cité portuaire ouvre des perspectives multiples. La question est grave, essentielle. Du coup, le visiteur pénètre dans cette nouvelle partie par la traversée d’un couloir coudé plongé dans le noir et habité par la seule présence d’une véritable sculpture sonore aux accents chamaniques signée Eric Sleichim. Au-delà, dans la lumière, le visiteur découvre les réponses inscrites au c£ur d’îlots circulaires, données par l’Afrique noire, la Mélanésie, le jaïnisme, le bouddhisme et, enfin, réunis et face-à-face, le judaïsme, le christianisme et l’islam. Pourtant, tout n’est pas dit encore. A l’étage supérieur, le parcours interroge les diverses pratiques du chamanisme dont les recherches thérapeutiques valident aujourd’hui le propos. De la Sibérie au Tibet, du Brésil à l’univers méso-américain (la fabuleuse collection Paul et Dora Janssen-Arts), nous sommes au c£ur du sujet. Et comme pour actualiser la question, une vidéo révèle le travail d’un chaman hongrois, habitant d’Anvers. Est-ce là la conclusion ?

Peut-être. A moins que, poussé par une ultime curiosité d’humaniste, on ne grimpe encore quelques marches afin de rejoindre la terrasse panoramique et ses vues infinies. Au-dessus de soi, le ciel. A l’horizontale, la ville et le port. Et au-dessous de soi, 65 mètres plus bas, l’apparition inattendue d’une tête de mort monumentale signée Luc Tuymans… l’Anversois.

GUY GILSOUL

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