One clic, one vote

Abandonné par la plupart de nos voisins, le vote électronique coûte cher et divise nos politiques. Pourquoi donc le maintenir ?

Le 25 mai, la technologie numérique s’immiscera encore un peu plus dans notre système électoral. Le dépouillement automatisé équipera davantage de bureaux de vote, essentiellement dans le sud du pays. Pour cette triple élection, le dépouillement sera centralisé au niveau des cantons. Ainsi, 35 des 209 cantons électoraux que compte la Belgique – dont 6 en Flandre, 1 à Bruxelles et le reste en Wallonie – seront pourvus du matériel et du logiciel Depass (pour dépouillement assisté), loués au prix minimum de 450 euros par bureau de vote par la société Stésud de Marche-en-Famenne. Ce système informatique a été inauguré par 49 communes, lors des élections communales de 2012, et sera donc utilisé pour la première fois pour un scrutin législatif fédéral et régional, cette année.

 » Trente-cinq cantons, cela représente le double des bureaux de vote équipés de notre logiciel il y a deux ans « , se réjouit Philippe Evrard, coordinateur de la cellule élections pour Stésud. Depass concerne les bureaux utilisant des bulletins papier puisque, dans ceux où le vote est électronique, tout est automatisé. Chaque bulletin papier est encodé, en parallèle, par deux équipes de deux personnes, l’une qui dicte et la seconde qui retranscrit dans l’ordinateur. Ce qui, théoriquement, permet de détecter la moindre erreur. Ensuite, l’ordinateur classe et compte les votes de listes et nominatifs.

Nombreux sont les bourgmestres qui se réjouissent de cette assistance automatisée au dépouillement, alors que, par ailleurs, ils se méfient du vote électronique qui remplace le bulletin papier et le crayon rouge. Parmi les qualités évoquées du logiciel marchois :  » plus rapide « ,  » moins d’erreurs « ,  » requiert moins de personnel « … Philippe Evrard, lui, met l’accent sur la sécurité :  » Lors des dernières élections, la province de Hainaut a procédé à un réencodage des résultats des bureaux de Charleroi qui ont dépouillé les bulletins de manière classique et les a comparés avec les procès-verbaux rendus par ces mêmes bureaux le jour des élections. Résultat : 97 candidats n’avaient plus le même score… Avec Depass, ces erreurs ne sont pas possibles.  »

Après le 14 octobre 2012, le conseil d’Etat a néanmoins reçu un recours d’Emmanuel Pierret, échevin sortant de Neufchâteau : une différence constatée entre le nombre de bulletins encodés et le nombre de bulletins comptés manuellement avait causé un retard énorme dans le dépouillement qui s’est terminé, le lendemain, sans la présence de tous les témoins de liste. Ce recours a été jugé recevable mais non fondé.

Privatisation lente du fonctionnement électoral

A l’association PourEVA (une Ethique du Vote Automatisé), on regrette également que la liste des communes électroniquement assistées pour le dépouillement ne soit pas publiée sur le site du ministère de l’Intérieur, comme c’est le cas pour celles qui votent électroniquement.  » Le citoyen a le droit d’être informé là-dessus aussi « , insiste Patrick Dezille de PourEVA. Idem pour le code source (l’écriture du programme) de Depass. Récemment interrogée à la Chambre, la ministre de l’Intérieur Joëlle Milquet (CDH) a répondu que, Stésud étant une firme privée, elle n’était pas obligée de publier le code source de son logiciel de dépouillement. Elle doit pourtant le faire pour son logiciel de vote électronique Jites.

 » C’est normal, explique Philippe Evrard. Pour le vote électronique, le programme crée l’information. Seul un informaticien peut vérifier que cela fonctionne bien, d’où l’importance de la publication du code source. D’ailleurs, c’est l’Etat qui est propriétaire du programme. Pour le dépouillement électronique par contre, la vérification peut se faire via les bulletins papier par n’importe quel citoyen. Stésud reste propriétaire du logiciel.  »

Quoi qu’il en soit, on assiste à une privatisation lente mais sûre du fonctionnement électoral belge via le vote et le dépouillement électroniques. Aujourd’hui, pas moins de quatre systèmes informatiques sont fournis par trois sociétés commerciales différentes. Faut-il s’en inquiéter ?  » Au départ, en 1994, la loi prévoyait que c’est l’Etat fédéral qui devait élaborer le logiciel, rappelle Anne-Emmanuelle Bourgaux, juriste à l’ULB. Six ans plus tard, le ministre de l’Intérieur (NDLR : Antoine Duquesne, MR) a fait modifier la législation en reconnaissant que le gouvernement avait, depuis le début, sous-traité avec une firme privée. Ce n’est pas un exemple de transparence…  »

Sur le plan technologique, le vote électronique reste plus controversé que le dépouillement. Des expériences sont menées depuis 1991, en Belgique. Aujourd’hui, cela concerne 44 % des électeurs. Mais, curieusement, le système n’est pas vraiment remis en cause. Pourtant, nos voisins ont tendance à abandonner l’option numérique : c’est le cas des Pays-Bas en 2006, où 90 % des votes étaient automatisés, ou de l’Irlande qui s’est débarrassée de ses 7 500 machines électorales en 2012. La Grande-Bretagne n’a pas été plus loin que les essais. En Allemagne, en 2009, le Tribunal constitutionnel fédéral a déclaré le scrutin électronique anticonstitutionnel car il ne permet pas aux citoyens de vérifier les votes sans compétences techniques.

Par ailleurs, le scrutin automatisé divise les politiques eux-mêmes. Mais peu d’entre eux en font état, sauf lorsqu’ils sont concernés par une faille. Ainsi Willem Draps (MR), candidat bourgmestre malheureux à Woluwe-Saint-Pierre en 2012 :  » Lorsqu’un électeur cliquait malencontreusement deux fois sur l’écran du choix de la langue, ce qui devait arriver souvent, apparaissait la liste CDH plutôt que le choix des listes, raconte-t-il. Cela a pu influencer le vote des indécis. En outre, un problème technique dans un bureau a retardé de quatre heures l’annonce de tous les résultats, ce qui nous a isolés au niveau des arbitrages politiques dans les partis. Sans cela, j’aurais pu être bourgmestre.  »

Après les élections de 2012, le rapport du collège des experts chargés de veiller au grain par la Région bruxelloise (où le vote électronique est généralisé) a pointé de nombreux problèmes techniques… En 2009, le gouvernement wallon avait décidé, dans sa déclaration de politique générale, d’abandonner le vote électronique pour les élections communales et provinciales dont l’organisation est régionalisée depuis 2001. Cela coûte cher, trois fois plus que le vote papier (en Flandre, où est utilisée la technique plus complexe du scrutin automatisé avec preuve papier, c’est quinze fois plus cher !). Plusieurs communes wallonnes ont résisté et le vote électronique a été maintenu.

Pourquoi cette persistance belge ?  » Je crois que les politiques sont coincés sur la question, analyse Anne-Emmanuelle Bourgaux. Comment pourraient-ils justifier toutes ces dépenses pendant près d’un quart de siècle, surtout en période de crise ? On a plusieurs fois répété qu’on allait stopper l’expérience. Non seulement, on ne l’a jamais fait, mais on continue avec des machines qui datent de 1994 et 1998. Même, pour un simple traitement de texte, personne n’imaginerait utiliser un PC aussi ancien…  » Et puis, il y a aussi des différences communautaires. La Flandre du tout à la technologie est très favorable au vote électronique, avec 151 communes équipées de machines à voter automatisées, contre 39 communes en Wallonie. Qui prendrait le risque de lever ce nouveau lièvre ?

Par Thierry Denoël

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