» On est toujours l’étranger de quelqu’un « 

Pour le journaliste flamand Guido Fonteyn, ce fin observateur du sud du pays, la Wallonie est un exemple presque parfait de société multiculturelle. Son déclin économique ? La faute au marché. Et la Flandre n’est pas à l’abri

(1) Adieu à Magritte. La Wallonie d’hier et d’aujourd’hui, par Guido Fonteyn. Editions Le Castor Astral, collection Escales du Nord.

Guido Fonteyn est un  » produit  » typiquement belge : Bruxellois et Flamand, il est aussi l’un des meilleurs spécialistes de la Wallonie. Il l’observe et, davantage encore, il s’en imprègne, depuis plus de trente ans. En 1972, après avoir été quelque temps correspondant à Bruxelles pour la Gazet van Antwerpen, il entre au Standaard. A cette époque, la Belgique est en pleine mutation : la fédéralisation du pays est en marche, les conseils culturels voient le jour, la régionalisation en est à ses premiers balbutiements. Fonteyn observe la naissance des institutions wallonnes, en décrypte le fonctionnement et en relate les avancées dans la presse flamande. De fil en aiguille, et parce que l’un ne va pas sans l’autre, il est amené à effectuer un voyage dans le temps. Comment comprendre la Wallonie, en effet, et appréhender son évolution politique et institutionnelle, sans un retour au xixe siècle, à l’essor industriel wallon, puis à son déclin économique ? Comment comprendre le processus de décision politique à l’£uvre dans cette région sans s’immerger dans l' » âme  » de ses habitants, leurs espoirs et leurs déceptions ? Ainsi va la vie : Fonteyn, depuis son lieu idéal d’observation, c’est-à-dire de sa position d' » étranger  » ou, plutôt, de découvreur sans a priori, s’est pris de tendresse pour son sujet, cette terre blessée et sa population parfois découragée. Au point d’y consacrer des livres et d’y servir de guide aux touristes flamands. Au point d’être devenu le conférencier que s’arrachent les Wallons désireux d’en apprendre sur leur Région et leur histoire…

Mais Fonteyn est aussi, surtout, Bruxellois. Il aime par-dessus tout ses mélanges, ses langues, son effervescence, ses richesses et ses misères, sa vie culturelle, ses créateurs. Fou de théâtre, qu’il vit comme un véritable ressourcement, Fonteyn préside le comité de direction du Kaaitheater, cette institution flamande, mais néanmoins cosmopolite, située en bordure du canal. Il voue une admiration sans bornes à Jan Fabre, Anne-Teresa De Keersmaeker et d’autres,  » ces flamands brûleurs de planches qui ont émergé dans les années 1970 et qui ont réussi à créer une génération d’artistes surprenants et mondialement connus « . Mais sa curiosité est insatiable et ses amours, multiples. Son dernier livre, Afscheid van Magritte, récemment paru en français sous le titre de Adieu à Magritte (1), est un nouveau pont jeté entre Bruxelles, la Wallonie et la Flandre. C’est qu’entre Magritte et lui, c’est une autre histoire de proximité : Fonteyn n’est-il pas le voisin jettois du musée Magritte et de la maison où vécut le peintre, après son enfance carolorégienne ?  » Ma fascination pour René Magritte repose sur notre voisinage dans cette rue d’Esseghem, à Jette. Un pur hasard bruxellois, qui n’a rien à voir avec la Wallonie.  » Fraîchement propriétaires, sa femme et lui remarquent une petite annexe en ruines dans le jardin de leurs voisins de gauche, au n°135, qu’ils prennent pour un ancien pigeonnier. Madame Boudry, une  » memère à chats  » du quartier, loquace sous ses allures de gendarme, les détrompe : ce qu’ils avaient pris pour un vulgaire refuge pour volatiles était, en réalité, le  » Studio Dongo  » de Magritte, ainsi baptisé par les amis du peintre. Et le noyer du jardin des Fonteyn devint, ainsi,  » l’arbre d’ombre et de lumière que René Magritte a vu, chaque jour, entre 1930 et 1954 « .

Châtelet, Magritte, la Sambre et les chômeurs

Il n’en fallait pas davantage pour éveiller l’instinct d’enquêteur de Guido Fonteyn :  » J’ai voulu revivre l’itinéraire de Magritte, le visualiser. » Retour aux sources, donc, à Châtelet, à la recherche de la maison d’enfance de l’artiste. Le choc :  » On ne va pas à Châtelet si on n’y est pas poussé par une bonne raison et, là, j’ai compris. Je sais, aujourd’hui, que pour comprendre Magritte, il faut avoir vu la Sambre à cet endroit-là, avec ses reflets coquille d’huître et sa résistance impétueuse à son emprisonnement entre deux rives en béton. On voudrait en faire un canal, mais elle reste rivière, envers et contre tout.  » Une autre réalité se dévoile aux yeux du visiteur, invisible celle-là, du temps de Magritte, celui de la prospérité révolue : une interminable file de chômeurs, devant le bureau de pointage. Cette vision arrache le journaliste bruxellois à son pèlerinage artistique : le revoici sur le terrain social, passant du surréalisme à la dure réalité wallonne, qu’il décrypte depuis des décennies.  » C’est en arpentant la Wallonie que j’ai compris que le chômage, les fermetures d’entreprises, tout ça, ce n’étaient pas des phénomènes ponctuels. C’est la décision du marché, qui se déplace en fonction de ses seuls intérêts, sans se soucier le moins du monde des dégâts humains. En 1950, à Sivry-Rance, dans la botte du Hainaut, 15 000 travailleurs exploitaient le marbre de la région, superbe et mondialement connu. Le marbre est resté, les travailleurs ont perdu leur job. Pour cause de délocalisation. Aujourd’hui, on achemine le marbre depuis l’Inde et le Vietnam. Qu’on ne vienne pas dire que ce sont les Wallons qui sont responsables de cela. Et que la Flandre arrête de se vanter de sa santé florissante. Le même phénomène est à l’£uvre dans le nord du pays. Prenez le textile : toutes les entreprises sont en train de migrer vers la Chine. Ou l’industrie d’assemblage automobile : Ford Genk a déjà dégraissé 40 % de son personnel. Et ça ne s’arrêtera pas là.  »

Retour à Châtelet et à ses chômeurs :  » Les hommes les plus âgés marchent derrière, pourris d’expérience. Ils se lancent des propos joyeux, le plus souvent en italien.  »  » C’est cela, l’intégration, lance Fonteyn. Ces Italiens sont parfaitement intégrés en Wallonie, mais ils continuent à parler italien entre eux. Ça ne gêne personne. Au lieu de cela, en Flandre, Marino Keulen ( NDLR : le ministre libéral flamand des Affaires intérieures, du Logement, de l’Intégration et de la politique urbaine) impose l’apprentissage du néerlandais à ceux qui veulent accéder au logement social en Flandre. Quel argument invoque-t-il, pour se justifier ? Que les enfants des locataires doivent parfois servir d’interprètes entre les responsables des sociétés de logement et les occupants des lieux, lorsqu’il y a des problèmes à régler. Mais ces enfants-là, ils parlent donc le néerlandais ! Que demander de mieux que cette intégration  »spontanée » qui se déroule sous nos yeux !  » Et Fonteyn de regretter ce réflexe flamand d’autodéfense contre les autres, les étrangers, les francophones, qui doit venir, dit-il, de ce que la Flandre a une plus grande tradition d’émigration que d’immigration. Cela dit, en Wallonie, l’intégration a connu quelques ratés aussi, par le passé. Il n’en faut pour preuve que le numéro du 5 mars 1911 du Journal de Charleroi, dans lequel un éditorialiste s’inquiète de la montée de la criminalité dans l’arrondissement. On y lit :  » Il ne faut pas chercher la raison de l’augmentation de la criminalité dans notre arrondissement ailleurs que dans l’influence des immigrés flamands dans nos localités industrielles. Il est à remarquer que la plupart des méfaits ont pour auteurs des individus dont les noms ont des désinences flamandes…  »  » Comme quoi, conclut Fonteyn, on est toujours l’étranger de quelqu’un.  »  » A l’époque également, les journaux de droite et de gauche se sont livrés à une polémique sur les effets de la déchristianisation de ces Flamands, poursuit-il. Pour les premiers, en perdant la foi, ils perdaient aussi leurs bonnes manières. Pour les seconds, en restant catholiques, ils rendaient leur intégration plus difficile en terres socialistes. Les Flamands, pourtant, ne portaient pas le voile…  »

Guido Fonteyn en connaît un bout, aussi, sur les vertus et les méfaits de l' » Etat socialiste « .  » Il s’agit d’un système pyramidal qu’on retrouve surtout dans les villes wallonnes où le PS dispose de majorités absolues qui lui ont permis de mailler toute la société. Quand ça fonctionne bien, c’est utile : les gens se sentent protégés, ils n’ont pas envie de se réfugier dans les bras de l’extrême droite. Quand ça dérape, ça donne les affaires…  »

Isabelle Philippon

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