Odyssée d’humanité

La globe-trotteuse belge Lieve Joris jongle avec les coins les plus reculés pour aller à la rencontre d’autrui. Cette portraitiste fabuleuse saisit ainsi la réalité et la philosophie de vie des petites gens, qui nous font sourire ou réfléchir.

Le Vif/L’Express : D’où vous vient le besoin d’écrire ?

Lieve Joris : L’écriture est un métier que j’ai mis du temps à apprendre. Je ne sais rien faire d’autre, je le crains, alors j’y retourne. Pendant treize ans, j’ai travaillé dans une revue, prônant le nouveau journalisme à la Norman Mailer ou à la Truman Capote. Or, en tant  » qu’écrivain de non-fiction « , je trouve l’écriture de longue haleine plus intéressante, car elle permet de voir la vraie histoire. On dit que mon travail est de veine cinématographique. Il est vrai que j’aime voir les gens, écouter les bruits, décrire le tableau qui se dessine, car c’est alors que l’histoire commence.

Alors que vous vous rendez  » dans les régions dont personne ne parle « , quel est votre regard sur la presse ?

J’ai une relation tendue avec le mot  » journaliste « , parce que je n’interviewe pas les gens, je reste avec eux afin d’entrer un peu dans leur vie. L’écrivain polonais Ryszrard Kapuscinsky (qui figure dans ce livre) soutient que,  » sous toute activité, coule un fleuve plus lent et plus profond, qu’il est essentiel de capter « . Les médias cherchent la catastrophe. Moi, je privilégie le paysage après la bataille. Qu’a-t-elle fait aux gens, comment est-elle entrée dans leur vie, comment les a-t-elle transformés ? Loin d’être dans l’événement, je suis dans la profondeur. Avoir trop d’opinions empêche de découvrir les choses ou de se laisser surprendre. Je préfère m’imprégner de ce que les autres pensent.

Pourquoi cet intérêt pour les petites gens et que nous révèlent-ils sur le monde ?

J’ai beau écrire une  » littérature de non-fiction « , mes personnages sont dignes de héros romanesques. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer les autres, de suivre le tissu social en train de se construire par le biais des actes héroïques infimes de la vie quotidienne. C’est en entrant dans la vie des petites gens qu’on comprend la réalité géopolitique. J’aurais pu rencontrer Mobutu ou Kabila, mais leur discours est trop formel. Or je parviens justement à mieux les connaître à travers les petites gens, qui sont souvent philosophes. Ce sont eux qui me rendent optimistes quant à l’avenir du continent africain. Ayant tout vu, ils ont le temps, la force et l’art de la débrouille. Je pense qu’à l’instar des populations du monde arabe ils diront un jour :  » Stop, arrêtez de nous voler !  » La quête du bonheur est semblable dans beaucoup de pays. Elle comprend un certain bien-être économique, la possibilité d’avoir un endroit à soi et la liberté de penser. J’ai longuement été une enfant rebelle qui a mis du temps à savoir ce qu’elle voulait faire de sa vie. Si certaines sociétés coupent les ailes aux gens, moi j’ai eu la chance d’évoluer dans une société qui m’a fait une place.

Comment l’écrivain est-il perçu dans ces lieux isolés ?

Je me suis rendue dans beaucoup de pays, où les gens ne lisent que la Bible et le Coran. Ils ne me perçoivent pas comme une journaliste car je reste trop longtemps. Parfois, ils me prennent pour  » une mauvaise espionne qui s’intéresse à tout  » [rires]. Lorsque je me suis mise à voyager dans le tiers-monde, la question de la légitimité s’est posée. Moi, blanche issue de la classe moyenne, de quel droit étais-je là ? Or, à force de rencontrer des destins si différents, je me sens profondément métissée. Ces personnages m’ont changée culturellement. Grâce à leurs paroles de sagesse, la philosophie africaine est désormais mienne. J’ai l’impression de me trouver dans une école permanente. Le regard occidental est bourré de clichés. Qui dit que notre mode de vie est le meilleur ? Pourquoi les autres pays n’ont-ils pas droit à l’erreur ? J’aime me trouver dans une société qui est en train de se façonner.

Ma cabine téléphonique africaine, par Lieve Joris. Trad. du néerlandais par Marie Hooghe. Actes Sud, 164 p.

KERENN ELKAÏM

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