La Chute, Miryam Haddad, 2018. © DR

Nouvelle Europe

A l’heure où l’Europe politique prend l’eau, la fondation Cartier, à Paris, signe une lumineuse exposition qui explore la création émergente sur le continent. Voyage en terre inconnue.

D’abord, la genèse du projet. Thomas Delamarre, commissaire de Jeunes artistes en Europe. Les métamorphoses explique :  » Le but de la proposition était d’explorer, après que la fondation se fut penchée sur des continents plus lointains, comme l’Afrique ou l’Amérique du Sud, un territoire de l’imaginaire proche, une scène artistique non révélée qui s’étend à nos pieds… et que, pour cette raison, nous ne voyons pas toujours distinctement.  » Thomas Delamarre, en compagnie de son assistant Sidney Gérard, s’est rendu aux quatre coins du Vieux Continent à la découverte d’une génération émergente de plasticiens sur leurs lieux de production. Un manifeste politique au moment où se profilent les élections européennes du 26 mai prochain ? Oui et non. Certes, l’idée d’une communauté sous-tend le propos mais pas dans le sens d’une propagande restreinte.  » Stricto sensu, nous avons franchi les frontières politiques de l’Union européenne, précise Thomas Delamarre. Ce qui nous intéressait, c’était davantage de mettre au jour une forge d’images partagée par de jeunes artistes nés entre 1980 et 1994 et ayant grandi dans un continent profondément redéfini par la chute du mur de Berlin. Cette vision nous a mené en Russie, au Danemark ou au Portugal mais également par-delà la mer Noire, jusqu’en Géorgie. Nous nous sommes rendu compte que le choix de l’itinérance n’avait rien de gratuit, il était le juste écho du nomadisme traversant cette nouvelle scène artistique qui circule librement au fil des les pays. De plus, si l’on prend en compte les origines des intéressés, la carte du territoire que nous révélons s’étend jusqu’en Syrie par le biais des toiles de Miryam Haddad.  » Le tout pour une leçon qui se médite : lorsqu’un artiste  » adopte  » un pays, il en réactive toute l’imagerie à l’aune de sa culture.

Legend : Sint-Rombout + vitiligo, Kasper Bosmans, 2016.
Legend : Sint-Rombout + vitiligo, Kasper Bosmans, 2016.© COURTESY THE ARTIST AND MARC FOXX GALLERY, LOS ANGELES

Le fruit de cet ambitieux travail de recherche a été condensé dans une sélection  » resserrée  » de 21 artistes issus de 16 pays différents s’exprimant à travers la peinture, la sculpture, la mode, le design ou le film (entendu dans son acception la plus large). Cette  » crème de la crème « , pour laquelle il s’agit en majorité de la première exposition dans une institution internationale, a été extraite d’un corpus de 200 créateurs, lui-même choisi parmi 1000 signatures repérées en amont. Faut-il comprendre l’événement comme le portrait en filigrane d’une génération d’artistes ? Difficile à dire. Ce qui est certain en tout cas, c’est que Jeunes artistes en Europe permet de mettre le doigt sur les rouages essentiels qui composent la mécanique créative actuelle, celle qui dessine le  » visage à venir d’un continent entier « . Ces axes, le curateur les pointe :  » Le sous-titre de « métamorphoses » en dit long sur ce qui se passe aujourd’hui. J’ai été frappé de constater l’omniprésence d’un intérêt pour le legs du passé. Les jeunes artistes font une relecture des récits historiques et, parallèlement, s’emparent de savoir-faire traditionnels comme le moulage, la céramique ou la broderie. Cette matière première, à travers des pratiques comme le recyclage ou le collage, est recomposée de manière à s’incarner dans une forme radicalement contemporaine. Les oeuvres qui en résultent, lyriques, épurées ou sauvages, attestent d’une très forte volonté d’hybridation des identités, des cultures et des modes d’expression. C’est en ce sens que le mot « métamorphose » doit être compris.  » A cela, il faut ajouter un constat tout sauf anodin : à l’heure de la technologie omniprésente, l’exposition de la fondation Cartier témoigne à travers de nombreuses pièces de la prépondérance du travail manuel. A moins qu’il ne s’agisse d’un critère inconscient qui aurait façonné la sélection du commissaire, manière de coller aux valeurs d’une marque joaillère qui n’a de cesse de promouvoir l’intelligence de la main.

Martin pleure, Jonathan Vinel, 2017.
Martin pleure, Jonathan Vinel, 2017.© DR

Les contes de Bosmans

Si des lignes de force traversent l’accrochage, il faut aussi constater la passionnante diversité des expressions. Aucun doute, le visiteur ne risque pas d’être déçu un seul instant tant variété – et qualité – sont de mise. Bonne nouvelle pour la Belgique, notre pays est dignement représenté au sein de la scénographie signée par le Français Benjamin Graindorge. Au rez-de-chaussée, on tombe nez à nez avec un imposant panneau peint alignant cinq triptyques de Kasper Bosmans (1990, Lommel). Habituellement, la peinture n’occupe pas le coeur de la pratique de l’intéressé qui consiste davantage en des installations tridimensionnelles. Pourtant, depuis 2013, le Flamand déploie des Legend Paintings, des  » peintures de légendes « , fascinantes.  » Au départ, il s’agissait de cartels que je réalisais pour guider les visiteurs à travers mon travail, commente Kasper Bosmans. Avec le temps, ces oeuvres ont acquis une autonomie.  » Dans le cadre du bâtiment conçu par Jean Nouvel, l’artiste limbourgeois aligne ses tableaux sur bois dont les contours évoquent tant la tradition héraldique des maîtres d’autrefois que le rebus visuel contemporain. Si le regardeur se laisse charmer par ces compositions accrocheuses sans forcément les comprendre, chaque pan raconte une histoire précise sur laquelle Kasper Bosmans a travaillé d’arrache-pied. Les différents agencements, dont la thématique tourne ici autour de la  » peau « , cachent des recherches approfondies que le plasticien mène par le biais d’Internet ou d’ouvrages chinés aux puces. C’est entre autres l’histoire fascinante de l’Appaloosa qui est contée. Méprisés en raison de leur robe tachetée, jugée indigne et impure par les Espagnols et les Arabes, ces chevaux ont été envoyés vers le Nouveau-Monde par les colons qui souhaitaient s’en séparer. Là-bas, les Amérindiens en ont fait une race équine à part entière devenue aujourd’hui l’un des lignages les plus populaires aux Etats-Unis. Difficile de ne pas accrocher une lecture politique à cette proposition, tout particulièrement au moment où de nombreux nationalismes européens rêvent d’uniformité immaculée.

Opération survie

En plus des variétés de médias et de techniques, ce sont aussi les appréhensions de la jeunesse européenne qui frappent. Dans ce registre, une oeuvre bouleverse. Il s’agit de Martin pleure (2017) du Français Jonathan Vinel (1988). Cette vidéo de seize minutes fait surgir le spectre de peurs liées aux vagues d’attentats ayant frappé différents pays européens. Ce cauchemar de  » tout perdre du jour au lendemain  » s’incarne dans ce Martin, personnage virtuel désespéré évoluant dans le décor d’un jeu vidéo. Saisissante, l’oeuvre a été réalisée avec les outils qui sont ceux du jeu Grand Theft Auto. Le scénario fait frissonner, dans lequel le regardeur suit un héros désincarné se réveillant un beau matin délaissé par sa  » bande d’amis  » dont on n’apprend rien si ce n’est quelques prénoms. Sa journée, une abominable errance relatée d’une voix au bord des larmes, consiste à affronter la violence sanglante d’un monde absurde où, comme il le dit,  » le Coca n’a plus de bulles et les cookies sont plats « . Contemporaine dystopie.

Sans titre, Evgeny Antufiev, 2017.
Sans titre, Evgeny Antufiev, 2017.© DR

Dans la foulée de cette perspective menaçante, la Suédoise Lap-See Lam (1990) convoque un scénario catastrophe du même type. Le film Mother’s Tongue se présente comme une déambulation virtuelle à travers un restaurant chinois dont l’architecture fantasmatique et délabrée a été obtenue en additionnant les scans 3D de plusieurs cantines cantonaises, bien réelles celles-là, de Stockholm. Cette visite est l’occasion de raconter une histoire sur trois générations de femmes. Au déclassement culturel et générationnel succèdent les disqualifications sociales et technologiques, comme en témoigne la voix off synthétique qui laisse entrevoir un futur dans lequel intelligence artificielle et robotique remplacent les êtres humains. Là aussi, l’occasion est belle pour mesurer les problèmes liés aux constructions d’identité et à la fabrique d’altérité. Aucun doute, ceux-ci pèsent de tout leur poids sur les jeunes consciences.

Federsee, John Skoog, 2013.
Federsee, John Skoog, 2013.© DR

Face à ces constats anxiogènes, nombreux sont les plasticiens qui adoptent une PCS, soit une  » position créative de sécurité  » immédiatement dérivée de la  » position latérale de sécurité  » dont on connaît les vertus de protection. Deux attitudes transparaissent au sein de l’exposition. D’un côté, l’approche survivaliste qui culmine chez Hendrickje Schimmel (1990), plasticienne qui expose sous le nom de scène de  » Tenant of Culture « . La Néerlandaise combine une multitude de vêtements techniques selon un principe de patchwork pré-apocalyptique. Le résultat consiste en des équipements prêts à être enfilés pour affronter montée des eaux, explosion nucléaire ou autre feu céleste vengeur. A cette approche qui invite à réagencer les objets pour en faire un bouclier symbolique répond une autre posture ayant des allures de repli, de retour à la spiritualité originelle d’une humanité troglodyte. On pense au primitivisme brut de l’Allemande Raphaela Vogel (1988) dont les peintures à l’huile ornent des peaux de cerfs et de chèvres. Idem pour Evgeny Antufiev (1986). Le Russe présente des artefacts aux formes primordiales – couteaux, vases ou masques. La section qui lui est consacrée a des allures de mausolée. Sans oublier le film Federsee, de John Skoog (1985). Cette vidéo HD de huit minutes permet de suivre les habitants d’une ville allemande du Bade-Wurtemberg se préparant de manière rituelle à l’arrivée du printemps. Affublés de costumes tels que les a poétiquement documentés le photographe Charles Fréger, les villageois de Bad Buchau ensevelissent leur humanité sous des oripeaux végétaux et animaux. Impossible de ne pas éprouver une profonde nostalgie pour cette cérémonie qui témoigne d’une époque précieuse à laquelle nature et culture ne s’étaient pas encore tourné le dos.

Jeunes artistes en Europe. Les métamorphoses : à la fondation Cartier, à Paris, jusqu’au 16 juin prochain. www.fondationcartier.com.

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