» Nous devons aller à la rencontre des habitants de Molenbeek « 

Après un parcours international impressionnant, malgré son jeune âge (35 ans), qui l’a menée de New York à Doha, Louma Salamé débarque aujourd’hui à Bruxelles. Sa mission ? Reprendre la direction générale de la Fondation Boghossian à la suite de Diane Hennebert. Son lieu de naissance – Beyrouth en pleine guerre civile -, ses racines – elle est Boghossian par sa mère et fille de Ghassan Salamé, ministre libanais de la Culture sous Rafic Hariri -, sa formation – diplômée de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts et des arts décoratifs, à Paris -, son don pour les langues – outre le français, elle parle l’arabe, l’anglais et l’espagnol – ainsi que son expérience – elle a été chargée d’études pour le Guggenheim de New York et s’est distinguée en tant que commissaire d’expositions indépendante -… autant d’éléments qui l’ont préparée à assumer cette fonction au sein de ce centre d’art, lieu de dialogue entre les cultures d’Orient et d’Occident. Rencontre dans le prestigieux cadre restauré de la Villa Empain à Bruxelles avec une jeune femme qui se voit comme un  » produit de la méritocratie  » et est accessoirement la soeur cadette de Léa Salamé, chroniqueuse de l’émission On n’est pas couché sur France 2.

Le Vif/L’Express : Cette nouvelle fonction implique-t-elle un changement d’existence pour vous ?

Louma Salamé : Ce nouveau travail entraîne un changement absolument décapant pour ma vie personnelle et professionnelle. Les choses se mettent progressivement en place. J’emménage à Bruxelles. Je suis en train de suivre des cours de néerlandais que je pratique avec beaucoup de plaisir… Pour moi, c’est plus qu’un simple travail ou qu’une simple expérience de vie, c’est une véritable immersion dans le tissu social qui se joue à travers ce nouveau poste.

Dès le début de l’aventure, votre nom figurait parmi les membres du Board de la Fondation Boghossian… Aviez-vous déjà cette fonction en ligne de mire ?

Oui, absolument. J’étais présente à la genèse de cette histoire, au moment où mon oncle Jean Boghossian a eu cette idée folle de restaurer la Villa Empain pour en faire un centre de dialogue. J’ai vu son ambition démesurée et son désir de rendre à la Belgique ce qu’elle lui avait donné. Dans sa tête, il était hors de question d’ériger de toutes pièces un cube blanc avec son nom dessus. Il exigeait que ce soit un bâtiment patrimonial qui appartienne à la ville. Sa démarche se veut citoyenne, responsable et identitaire, dans le sens où il a voulu que ce lieu ait pour vocation d’appartenir à tous. J’ai suivi cela avec énormément d’intérêt. Du coup, j’ai toujours imaginé qu’un jour, je viendrais ici. Il faut dire qu’on m’a laissé croire qu’il y aurait une place pour moi étant donné que j’étais la seule personne de la famille qui travaillait pour des établissements publics et était investie dans ce domaine. Cela dit, à l’époque, Diane Hennebert avait été embauchée et j’étais au tout début de ma carrière. Cela aurait été du népotisme que d’être parachutée trop tôt.

Vous n’avez que 35 ans. Ne craignez-vous pas que cette accusation soit tout de même avancée ?

Franchement, pas du tout. Pour mon dernier job, il y avait une liste de 484 candidats. Ils cherchaient un homme de 50 ans et pourtant, ils m’ont choisie sans savoir qui était mon père. Dans mon cursus scolaire, j’ai toujours obtenu des bourses. Je suis un produit de la méritocratie. J’ai toujours travaillé pour vivre et j’ai dirigé des équipes bien plus importantes. Je me sens légitime dans cette fonction. Par rapport à un travail de cadre supérieur dans un grand musée, c’est presque une fonction de maîtresse de maison qui m’attend ici. Il reste que c’est un projet tout à fait particulier auquel je suis associée d’une certaine façon depuis ma naissance. Cela va m’obliger à me remettre en question, moi qui suis habituée aux mécanismes de la fonction publique.

Quel regard jetez-vous sur le travail accompli jusqu’ici à la Villa Empain ?

Je trouve qu’il s’agit d’un travail remarquable. Diane Hennebert a mis en place un important comité de soutien tout en signant une programmation originale et de qualité. En cinq ans, elle a également réussi à donner une dimension à la fois locale, européenne et internationale au lieu. Bref, grâce à son énergie, la Fondation est devenue incontournable. Nous entrons maintenant dans une nouvelle phase…

Quelles vont être vos ambitions ?

La structure de l’endroit va changer. Je vais travailler en tandem avec Asad Raza, le directeur artistique, qui aura en charge la programmation. De mon côté, j’ai bien sûr le projet de proposer des expositions, des conférences et des activités en accord avec lui, mais je travaille également sur une feuille de route qui réunit les enjeux à venir. L’un de ceux-ci est d’élargir la typologie des publics qui fréquentent la Villa Empain. Nous avons 40 000 visiteurs par an qui sont, selon moi, un peu trop les mêmes. Ils ont le même âge, le même profil sociologique, viennent des mêmes endroits et parlent la même langue. Nous voudrions que ces personnes restent avec nous mais qu’elles soient rejointes par d’autres. Par exemple, les Flamands dont le pourcentage de visite à la Fondation est à rougir. Il y a un boulevard qui s’ouvre devant nous.

Vous allez donc vous appliquer à faire croître la fréquentation…

Pas seulement. Un volet crucial consiste en notre mission éducative et sociale. La Villa Empain doit être la maison de tous les publics et de toutes les cultures. Nous allons travailler avec les écoles, avec les universités, l’ULB est en face, mais aussi des publics que nous irons chercher. On prendra le bus avec eux parce qu’ils ne viendront pas d’eux-mêmes. Bien sûr, j’ai encore beaucoup de choses à apprendre car je ne connais pas suffisamment Bruxelles.

Vous arrivez sans doute au moment où le dialogue entre Orient et Occident est le plus nécessaire…

Il est plus que jamais indispensable que ce dialogue ne soit pas interrompu. Les images qui nous arrivent de Syrie évoquent une sorte de troisième guerre mondiale. Je me disais  » produit de la méritocratie « , mais je suis également issue de cette situation conflictuelle en étant née à Beyrouth pendant la guerre. C’est vrai aussi du côté de ma mère qui est Arménienne et originaire d’Alep en Syrie. Il faut retrouver le moyen de se parler car on n’y arrive plus. Nous avons des filtres devant les yeux qui nous empêchent d’accéder à l’autre tel qu’il est. Nous n’arrivons plus à nous comprendre. Il y a un problème de traduction entre les civilisations. Dans ce type de situation, le réflexe est de diaboliser, de réduire les gens plutôt que les ouvrir. L’objectif de la Fondation est la promotion du dialogue le plus vaste possible.

L’heure semble être à la rigidification. On a pu le mesurer au sein du champ culturel avec la déprédation d’oeuvres d’artistes contemporains tels que McCarthy sur la place Vendôme à Paris ou Anish Kapoor à Versailles… Cela vous inquiète-t-il ?

Je ne pense pas qu’il s’agisse d’événements emblématiques de quoi que ce soit. L’art contemporain a toujours exercé cette fonction d’aiguillon, de provocation. Ces sculptures auraient été accueillies de la même façon il y a dix ans. Particulièrement à Versailles, qui est un symbole royaliste fort, lourd des valeurs qui y sont associées. Je me trompe peut-être… Ce qui m’inquiète plus, c’est que les Français répondent massivement aux propositions qui visent à amputer les libertés au profit de la sécurité. La peur s’accompagne toujours du même cortège de reculs et de replis. Les résultats des élections régionales en France ont témoigné de cette atmosphère.

Restez-vous optimiste ?

Moyennement. Soyons clair, on est plus en recul que jamais dans le dialogue Orient-Occident. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille l’abandonner. C’est notre raison d’exister, partagée avec d’autres acteurs, que de contribuer à casser les murs et dépasser les frontières. J’ai foi en la pertinence des projets éducatifs et sociaux. Ils peuvent nous permettre de nous sortir du pétrin. Nous devons aller à la rencontre des habitants de Molenbeek. Ce sont aussi ces publics que nous souhaitons recevoir à la Fondation. Je pense que c’est avec des petits projets, sur le terrain, que l’on change les mentalités.

Tel est pour vous le rôle de la culture ?

Indéniablement mais le mot  » culture  » est un grand mot. Il est bien sûr vecteur d’un message qui a le pouvoir de transformer le monde. Mais le risque est qu’il reste stérile s’il ne s’adresse qu’à quelques-uns. Bien sûr, le programme des expositions est là pour mettre en lumière le fait que des artistes d’origines différentes peuvent dire et penser les mêmes choses. C’est important de souligner les convergences au moment où l’on est braqué sur ce qui nous différencie.

Le livre d’Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, dessine une troisième voie pour l’homme, quelque part entre l’uniformisation planétaire et le repli sur la  » tribu « … Qu’en pensez-vous ?

Amin Maalouf est un ami de la famille. C’est un livre que j’ai dévoré. Il exprime très bien ce que je veux dire quand je dis que j’ai le coeur à Beyrouth et la tête à Paris. J’aime prendre le meilleur de chaque culture.

Vous êtes inquiète pour le Liban ?

Extrêmement. En même temps, les Libanais ont une force de résilience hors du commun. Les instincts de vie et de mort sont très forts dans ce pays. Les gens dansent sur les tombes et vivent la vie à 100 à l’heure.

Vous habitez Paris, quel souvenir gardez-vous du 13 novembre ?

Je suis envahie par une tristesse inouïe. Léa, ma soeur, m’a avertie très vite. J’étais à un dîner. On ne pouvait plus rentrer à la maison. Tout le monde vérifiait qui était en vie, qui ne l’était plus. Ce sont des quartiers que je connais par coeur, où j’ai bu des verres mille fois en terrasse. Un vendredi noir, épouvantable, un tremblement de terre. A Beyrouth, j’ai eu l’habitude des attentats. Le fait que cela se passe à Paris a conféré une dimension terrifiante à la chose : je me suis dit qu’il n’y avait plus d’endroit où l’on était hors de danger. Cela ne m’empêchera pas pour autant de continuer à prendre le RER et d’espérer que la majorité des Européens ne soient pas rongés par la peur…

Le  » choc des civilisations  » est une formule qui est brandie de manière récurrente. Pourriez-vous qualifier ce qui se passe aujourd’hui en ces termes ?

Non. On a dépassé cela. Il faut sortir de cette théorie des  » blocs « . On ne peut pas trouver de solution pérenne en stigmatisant autrui sur des éléments qu’il n’a pas choisis. Historiquement, les civilisations se sont souvent tourné le dos. Mais, aux marges, il existe des entrelacs, des interpénétrations. C’est sur cette matière que nous devons prendre appui pour inventer un futur commun.

Vous avez travaillé à Doha, quel souvenir en gardez-vous ?

Il s’agit d’une expérience assez folle. J’y étais numéro 2 d’un musée d’art contemporain. Cela s’est fait après une expérience de cinq ans pour le musée du Louvre Abu Dhabi. Je me suis intéressée à cette région et j’ai rapidement compris qu’il était stupide de penser que l’on ne connaissait rien à l’art dans cette partie du monde. C’est peut-être commode de le croire mais cela ne correspond pas à la réalité. Il en va de même pour les femmes qui y jouent un véritable rôle. Il y a une analogie à faire entre la formidable force d’acquisition d’oeuvres déployée en ce moment au Qatar et les Américains qui ont acheté les impressionnistes à la fin du XIXe siècle. A l’époque, les Français leur ont ri au nez. Aujourd’hui, il n’est plus possible d’organiser une exposition sur ce courant en se passant des toiles qui sont de l’autre côté de l’Atlantique. Rien ne m’avait préparée aux moyens colossaux qui sont mis en oeuvre là-bas pour la culture. Cela m’a permis de travailler avec des artistes comme Mona Hatoum, Adel Abdessemed ou Damien Hirst. J’aurais pu y rester davantage, mais je me sentais loin de ma famille qui réside en Europe.

On vous présente souvent comme la  » soeur de  » Léa Salamé. Cela ne finit-il pas par vous irriter ?

Pas du tout. Nous ne sommes que deux soeurs et nous nous adorons. Cela dit, c’est assez récent que je sois la  » soeur de « . Jusqu’ici, j’ai été pendant plus de trente ans la  » fille de « . De façon amusante, avec ma nouvelle fonction, depuis un mois, je suis également la  » nièce de « … J’ai tout à coup plein de nouvelles dénominations, je les porte avec beaucoup de fierté.

Propos recueillis par Michel Verlinden – Photo : Frédéric Raevens pour Le Vif/L’Express

 » Dans la situation actuelle, le réflexe est de diaboliser, de réduire les gens plutôt que les ouvrir  »

 » Les Libanais ont une force de résilience hors du commun  »

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