» Nos armées doivent s’adapter à la menace djihadiste « 

Si la silhouette est massive, il arrive que, derrière les lunettes sans monture, le regard s’éclaire d’une lueur ironique. Elu à la tête du Sénégal en 2012, le  » libéral social  » Macky Sall, président en exercice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), aime à dire qu’il doit à sa formation de géologue de garder les pieds sur terre. A 54 ans, le tombeur d’Abdoulaye Wade en aura bien besoin. Pour faire face au cancer djihadiste. Pour sortir de l’ornière de la pauvreté un pays jeune chichement doté en ressources naturelles. Pour réussir une réforme constitutionnelle à contre-courant des manoeuvres si fréquentes sur le continent. Lui veut réduire de deux ans son mandat. Par calcul ? Sans doute : les déchirements de l’opposition dégagent l’horizon d’un second bail. Il n’empêche, ce cas d’école mérite un détour par son palais dakarois, où flotte encore l’ombre de Léopold Sédar Senghor.

Le Vif/L’Express : Après les carnages de Bamako et de Ouagadougou, Dakar fait figure de cible idéale du terrorisme djihadiste. Le Sénégal est-il en mesure de conjurer le spectre de l’attentat massif ?

Macky Sall : Global, le phénomène n’épargne personne. Aucun pays au monde, Sénégal compris, n’est à l’abri. Sans entrer dans les détails, sachez que tout ce qui doit être mis en oeuvre pour combattre ce fléau l’a été et le sera. S’agissant de la dimension préventive, le renseignement humain apparaît capital, plus encore que la surveillance technologique. Or il a souvent fait défaut, car il exige d’infiltrer des agents, de disposer de professionnels susceptibles de fournir des informations sensibles. De plus, nous devons adapter rapidement nos armées à une menace de nature asymétrique à laquelle elles ne sont pas préparées. Dans l’espace Cedeao, on observe la mise en place de forces spéciales, une mobilité accrue et des échanges d’informations entre les polices frontalières.

Sujet d’innombrables sommets, la coopération sécuritaire tarde pourtant à entrer dans les faits…

Il faut être indulgent envers l’Afrique, car elle vient de très loin. Durant des décennies, les institutions de Bretton Woods (NDLR : Fonds monétaire international (FMI) et Banque mondiale) ont quasiment interdit aux Etats du continent d’engager des dépenses militaires. Ce qui a creusé un déficit que nous payons très cher aujourd’hui. La Force en attente de l’Union africaine (UA) est en cours de constitution. Nous sommes en train de combler le fossé face au péril. Péril amplifié par le naufrage de la Libye, où des gens sont venus régler un problème et en ont créé mille. On tape en Syrie sur Daech, dont les combattants se redéploient dans l’espace libyen. Et qui va prendre ça en pleine figure ? L’Afrique.

Le Sénégal n’a pas été associé, en février 2014, à la création du G 5 du Sahel, outil de coordination réunissant la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad…

C’est une incohérence. On ne peut pas engager la lutte contre le terrorisme au Sahel sans le Sénégal. C’est d’ailleurs à Dakar que les Nations unies ont installé leur dispositif en la matière. Mais nous ne nous battons pas pour des fauteuils. L’essentiel, c’est que nous apportions notre contribution au G 5, fût-ce en qualité d’observateur.

Plus de cinquante-cinq ans après les indépendances, la France joue sur le front du djihadisme un rôle moteur. Y voyez-vous le symptôme d’un échec ?

J’y vois plutôt un legs de l’histoire. Le palais où je vous reçois a été bâti pour le gouverneur général de l’AOF (Afrique-Occidentale française). Il se trouve que la France est le seul pays de l’Union européenne doté d’une capacité militaire d’intervention. Si elle s’était abstenue, la République centrafricaine aurait pu être le théâtre d’un génocide et le Mali, disparaître. Sortons du vieux complexe de la Françafrique au profit d’un partenariat rénové et respectueux, très loin du rapport colonisateur-colonisé.

Puissamment enraciné ici, l’islam confrérique prémunirait votre pays contre les dérives radicales. Cet atout n’est-il pas surestimé ?

Au Sénégal, c’est une réalité absolue. La quasi-totalité des musulmans se retrouvent au sein des grandes confréries, tidiane, mouride et khadr notamment. On y pratique un islam de tolérance, fondé sur les enseignements des soufis, et qui oppose un véritable rideau aux influences externes et lointaines. D’autant que, chez nous, ce sont des figures nationales qui incarnent la religion.

Vous avez promis de ramener la durée du mandat du chef de l’Etat – dont celui en cours – de sept à cinq ans. Tiendrez-vous parole ?

Absolument. Il y aura bien en 2016 un référendum constitutionnel, dont je donnerai la date précise dans les prochains jours ; puis un scrutin présidentiel au début de 2017. Mais, ce qui importe, c’est moins le calendrier que l’ampleur de la réforme visant à renforcer la démocratie sénégalaise et à moderniser nos institutions. Elle porte certes sur la durée du mandat, mais aussi sur le plafonnement à 75 ans de l’âge des candidats. De même, je tiens à élargir les pouvoirs du Conseil constitutionnel, dont deux des membres seront désignés sur proposition du président de l’Assemblée nationale, prérogative réservée jusqu’alors au chef de l’Etat. Je veux donner en outre aux députés une nouvelle vocation : en plus de légiférer et de contrôler l’action du gouvernement, ils évalueront les politiques publiques.

Votre initiative ne manquera pas d’irriter certains de vos pairs subsahariens, enclins à bricoler la loi fondamentale pour prolonger leur bail.

En engageant cette réforme, je n’ai pas vraiment songé à ce que les autres en penseraient. Mais il est vrai que la démarche est inédite. Elle suscitera certainement des interrogations, voire des railleries. Ce qui est essentiel à mes yeux, ce n’est pas l’exercice du pouvoir en soi, mais ce que l’on en fait pour transformer son pays. Cela posé, j’observe que toute modification du nombre et de la longueur des mandats crée la controverse quand il s’agit de l’Afrique ; alors que le chancelier allemand ou le Premier ministre britannique peuvent en enchaîner trois, quatre ou dix sans que cela gêne quiconque.

Président jusqu’en août dernier de la Fédération internationale d’athlétisme, votre compatriote Lamine Diack est incriminé dans un scandale mêlant corruption et dopage. A l’en croire, l’équivalent de 1,5 million d’euros venus de Russie aurait atterri dans les caisses de mouvements hostiles à votre prédécesseur, Abdoulaye Wade. Vos partisans en ont-ils bénéficié ?

Ma campagne ne saurait être concernée sous quelque forme que ce soit par un financement occulte, lié à Lamine Diack ou à tout autre personnage. En 2008, lorsque j’ai fondé l’APR (Alliance pour la République), je suis reparti de zéro. J’ai sillonné ce pays durant trois ans et demi sans moyens substantiels. Je décèle chez ceux qui tentent d’exploiter cette affaire une volonté de salir à tout prix ma réputation. Ils ont recruté à Paris une agence de communication qui passe son temps à dénigrer le pouvoir sénégalais par le biais de mensonges fabriqués de toutes pièces.

La conduite par la Cour de répression de l’enrichissement illicite du procès de Karim Wade, fils et collaborateur de l’ex-président, condamné en mars 2015 à six ans de prison ferme et 210 millions d’euros d’amende, alimente de sérieuses critiques. Pourquoi, par ailleurs, avoir empêché une délégation de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) de lui rendre visite dans sa cellule ?

Je suis le président de la République, garant du fonctionnement normal des institutions. Dès lors, je ne commente pas l’autorité de la chose jugée. Notre justice est indépendante et respectée. Ce n’est pas un hasard si toute l’Afrique a souhaité que (l’ex-dictateur tchadien) Hissène Habré soit jugé chez nous. Quant à cette affaire de la FIDH, elle m’étonne. Tout le monde va à la maison d’arrêt de Rebeuss, et l’intéressé a reçu plus de 4 000 visites en deux ans et demi. Aucune restriction : il m’arrive d’appeler le ministre de la Justice à la demande de gens désireux de s’y rendre.

Envisagez-vous de gracier Karim Wade ?

La question n’est pas encore à l’ordre du jour.

Excluez-vous d’exercer cette prérogative ?

Je ne renonce jamais à exercer mes prérogatives constitutionnelles.

Il y a quelques jours s’est ouvert à La Haye, siège de la Cour pénale internationale, le procès de l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo. Partagez-vous les griefs de l’intelligentsia africaine, qui accuse la CPI de rendre une  » justice de Blancs  » ?

Ce sentiment existe. Je l’ai dit sur place lorsqu’on m’a invité pour le 10e anniversaire de la Cour : celle-ci ne doit pas apparaître comme une juridiction qui ne juge que des Africains ; il lui faut regarder aussi ailleurs et faire l’effort de diversifier ses dossiers. Gardons-nous pour autant de l’affaiblir. Le Sénégal vit ce paradoxe : premier Etat à avoir ratifié le traité de Rome (qui fonde et régit la CPI), il appartient à l’Union africaine, extrêmement critique envers La Haye. Il faut avant tout éviter d’offrir aux Etats d’Afrique le prétexte de rompre avec la CPI. Si les 32 qui en font partie la quittent, c’est fini pour elle. Voilà pourquoi je plaide en faveur d’une représentation de la Cour pénale au sein de l’UA. Dans le cas de Laurent Gbagbo, c’est la Côte d’Ivoire qui a saisi la CPI. Dès lors, celle-ci peut statuer.

Que ferez-vous si la justice malienne demande l’extradition de l’ancien président Amadou Toumani Touré, établi à Dakar depuis son éviction du pouvoir ?

Je préfère gérer le réel. Attendons que la question se pose. Il m’est difficile de parler d’un pays voisin, ami et parent comme le Mali. Nos deux nations sont tellement liées par l’histoire que nous partageons la même devise –  » Un peuple, un but, une foi  » – et quasiment le même drapeau. Cela dit, le Sénégal cultive une tradition d’accueil et d’hospitalité connue de tous. Et ça, ça ne peut pas changer.

Malgré l’hécatombe qui, en mer ou dans le désert, décime les rangs des candidats à l’exil, des Sénégalais d’à peine 20 ans s’obstinent à tenter l’aventure. Comment les en dissuader ?

Il est vraiment difficile d’admettre ce que l’on voit en Méditerranée. Puisque de jeunes Africains sont encore attirés par cet eldorado utopique qu’est l’Europe, la mission des dirigeants est de leur donner des perspectives de formation et de travail. Ici, nous essayons de développer des pôles d’emploi dans les zones d’émission de cette émigration. L’opération Terre ferme consiste ainsi à aménager des domaines communautaires agricoles où l’Etat investit, afin d’épauler de futurs autoentrepreneurs dans la production et la transformation. Soyons clairs : chez nous, l’emploi salarié, réduit à la portion congrue, ne peut prendre en charge le flot de jeunes – 150 000 environ – débarquant chaque année sur le marché.

Vous vous êtes engagé à étendre la Couverture médicale universelle à 75 % de la population à l’horizon 2017. Y parviendrez-vous ?

Je l’espère. A mon arrivée à la tête du pays, 20 % des Sénégalais bénéficiaient d’une couverture maladie. Nous en sommes à 45 %. Si l’on arrive à 70 % l’an prochain, ce sera déjà très bien. Notez que nous avons aussi instauré la gratuité des soins dans les structures publiques de santé pour les enfants de 0 à 5 ans et pour les plus de 65 ans. Même chose pour les césariennes et les dialyses.

Le FMI place le Sénégal parmi les 25 pays les plus pauvres de la planète. Que vous inspire un tel classement ?

Une grande irritation. Les indices, c’est comme les sondages : il faut les sentir, pas les regarder. La réalité, c’est que nous sommes la 4e économie de la Cedeao, derrière le Nigeria, le Ghana et la Côte d’Ivoire, et la 19e économie africaine. Si ce verdict a quelque chose de ridicule, il nous encourage à faire davantage.

Propos recueillis par notre envoyé spécial Vincent Hugeux

 » Au Sénégal, on pratique un islam de tolérance qui oppose un véritable rideau aux influences externes et lointaines  »

 » Puisque de jeunes Africains sont encore attirés par cet eldorado utopique qu’est l’Europe, les dirigeants doivent leur donner des perspectives de travail  »

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