» Non, les Américains ne sont pas nos cousins « 

Le socialiste Jean-Claude Marcourt, ministre wallon de l’Economie, dénonce l’assujettissement de l’Europe à la superpuissance américaine et la fascination collective pour le dieu Argent,  » l’un des vices majeurs de notre société « .

Le Vif/L’Express : Vous êtes ministre depuis 2004. Avant cela, vous avez été chef de cabinet de Jean-Claude Van Cauwenberghe et d’Elio Di Rupo au gouvernement wallon, puis de Laurette Onkelinx au fédéral. N’est-ce pas difficile de concilier le réalisme des fonctions de gestion et la contestation de l’ordre établi qu’implique le projet socialiste ?

Jean-Claude Marcourt : Il est toujours compliqué de confronter ses convictions à une réalité profondément en opposition avec le projet qu’on voudrait mener. Le système de la social-démocratie européenne subit des coups de boutoir pour être déstructuré, la mondialisation va à contre-courant d’un monde égalitaire. Et paradoxalement, les Etats émergents défendent plutôt des idées de droite. Y compris la Chine, qui est pourtant communiste, mais qui se comporte socio-économiquement comme un pays de droite plus que comme un pays de gauche.

Cela veut dire quoi, des idées de droite ?

Valoriser le succès individuel, favoriser la libre concurrence, plutôt que réduire les inégalités sociales et défendre le bien-être du plus grand nombre. Aujourd’hui, l’idéologie socialiste est minoritaire dans le monde, elle est même minoritaire en Europe.

Vous avez évoqué la quête socialiste d’un  » monde égalitaire « . L’expression paraît un peu surannée.

L’égalité, ça reste la première valeur des socialistes. Cela signifie créer une société non cloisonnée, qui permet à chacun de s’épanouir en valorisant ses talents. Et non simplement mettre toute la population derrière une même ligne de départ, déclencher le starter, et que le meilleur gagne ! C’est l’égalité ultralibérale, ça.

Par rapport au Moyen Age, où chacun était prisonnier de sa condition, sans espoir d’en sortir, la société actuelle vous apparaît tout de même comme un progrès ?

Toute société a toujours accepté des ajustements, même la société traditionnelle indienne, malgré son système de castes. Mais reconnaissons que la société dans laquelle nous évoluons aujourd’hui est profondément injuste, parce qu’elle ne permet pas, justement, à chacun de s’épanouir.

Votre constat vaut aussi pour notre pays ? La société belge, vous la jugez profondément injuste ?

Oui. Bien sûr. Comme ministre de l’Enseignement supérieur, je constate que beaucoup plus d’étudiants viennent des classes favorisées que des classes défavorisées. Les handicaps sociaux, la peur d’entreprendre des études, le poids culturel, au-delà même des contraintes économiques, elles aussi pesantes, tout cela conduit un certain nombre de nos jeunes à renoncer, alors qu’ils en ont les capacités. Et ça, c’est profondément injuste.

Comment combattre cette injustice ?

Nous avons un outil merveilleux, acquis par les travailleurs : la sécurité sociale. Mutualiser les risques de la vieillesse, de la santé, de la perte d’emploi, c’est un acte profondément socialiste, car cela signifie qu’on prend les risques ensemble, en tant que corps social, et non en tant qu’individus isolés les uns des autres. C’est la grande différence avec le système américain. Les Etats-Unis se sont fondés sur l’immigration et sur l’absence d’Etat : on pose le pied sur le sol américain, on n’a rien, on n’attend rien de personne et on doit s’en sortir. L’Europe, elle, s’est fondée sur une évolution : les gens étaient là, ils avaient des systèmes sociaux, souvent oppressants, contre lesquels ils ont lutté, et ils se sont solidarisés. Cela explique des conceptions de la société très différentes entre l’Amérique et l’Europe.

Jusqu’où va votre conception de l’égalité ? Par le passé, certains philosophes ont estimé que les écarts de fortune entre les plus riches et les plus pauvres ne devaient pas excéder 1 à 3.

Quand j’ai fait mes études, juste après Mai 68, on disait que l’écart ne devait pas dépasser 1 à 7. Aujourd’hui, pour les riches, c’est bingo, l’échelle des revenus va de 1 à 1 000. Regardez ce que gagne Didier Bellens, le patron de Belgacom, et regardez combien gagne un réceptionniste de cette même entreprise, et vous vous rendez compte que le modèle a explosé. L’adulation de l’argent n’a plus de limites. L’un des vices majeurs de notre société, c’est de ne plus considérer l’argent comme une simple valeur d’échange. Accumuler de l’argent est devenu une fin en soi, et ça, c’est la preuve d’une perversion de la société. De tous les temps, la société européenne n’a jamais été aussi riche. Et pourtant, on constate depuis plus de trente ans une dégradation des indices de bonheur.

Le sénateur Peter Van Rompuy (CD&V) a dressé le même constat sur son blog : les pays occidentaux sont confrontés à ce qu’il appelle une  » crise du bonheur « , alors même que la croissance économique se poursuit de façon quasi ininterrompue depuis 1945.

Oui, la croissance se poursuit, mais la société vit une perte de sens. Quand vous voyez que des pensionnés gagnent 600, 700 euros par mois et ne peuvent pas faire face à leurs besoins… La qualité d’une société, c’est quand même de permettre à chacun de vivre dignement. On ne peut pas dire que celle dans laquelle nous vivons soit une réussite à cet égard.

Le PS est au pouvoir depuis 1988. Après la Seconde Guerre mondiale, les sociaux-démocrates ont gouverné dans tous les grands pays européens. Constater que le système a explosé et que, grosso modo, on ne sait pas y faire grand-chose, n’est-ce pas un terrible aveu d’échec ?

Gardons à l’esprit que le XXe siècle, ça a surtout été le suicide de l’Europe et son assujettissement à une idéologie américaine omnipotente. Les Européens ont eu un sursaut avec Jean Monet, Robert Schuman, Charles de Gaulle, Konrad Adenauer, qui ont porté cette idée magnifique de l’Europe. Malheureusement, de Gaulle n’a pas eu à ce moment-là la lucidité de dire : go on, on va au bout de la logique et on fait une vraie intégration européenne. On aurait dû faire une Europe fédérale, une Europe de la défense, et construire ce bloc à partir des six pays fondateurs. L’erreur fondamentale reste d’avoir accepté les Anglo-Saxons dans l’Europe, parce qu’ils sont venus avec une conception radicalement différente des continentaux. Après, la chute du mur de Berlin, en 1989, a encore renforcé la superpuissance américaine, car il n’y a plus eu d’alternative. Même si l’alternative du bloc communiste n’en était pas vraiment une…

En quoi la suprématie américaine vous dérange-t-elle ? Et pourquoi estimez-vous important de la contester ? Les dirigeants du PS donnent parfois l’impression de ne plus oser critiquer les Etats-Unis, surtout depuis l’élection d’Obama…

Il y a quelque chose dont il faut sortir, c’est croire que les Américains sont nos cousins. Non, ce ne sont pas nos cousins ! Ils sont radicalement différents de nous. Ils n’ont pas la même approche de la société que les Européens du continent. J’adore les Etats-Unis. Mais je ne suis pas d’accord avec eux. Même si on observe une évolution depuis l’arrivée d’Obama, ils se sont longtemps comportés comme les maîtres du monde. Tout l’entourage de Bush refusait la régulation, le contrôle de l’économie. Alan Greenspan, l’ex-président de la Réserve fédérale américaine, a dit : je me suis trompé, j’ai cru que les banquiers seraient raisonnables. En une seule phrase, il a résumé tout ce que l’idéologie des dirigeants américains a produit de néfaste pour le reste du monde, à commencer par la crise financière.

D’après l’un de vos collègues socialistes, Philippe Moureaux,  » nos sociétés européennes devront un jour choisir entre une réduction drastique du temps de travail et un système qui comprend une masse très importante de chômeurs « . C’est aussi votre avis ?

Dans les sociétés primitives, savez-vous combien d’heures les gens consacraient à assurer leurs besoins premiers, comme se nourrir, se protéger du froid, de la nuit ? Deux heures par jour.

Le reste du temps, ils jouaient du tam-tam ?

Ils se cultivaient, en tout cas. Aujourd’hui, on oblige les gens à travailler huit, neuf, dix heures pour assurer leurs besoins premiers. On a augmenté les besoins premiers, bien sûr. Mais par rapport aux sociétés primitives, on a encore de la marge pour réduire le temps de travail. Cela dit, je ne pense pas qu’il faudra choisir entre le chômage de masse et la réduction du temps de travail. On pourrait même craindre le contraire : non seulement il n’y aura plus de chômage, mais on demandera aux gens de travailler plus et plus longtemps. Car, aujourd’hui, l’un de nos problèmes, si on veut assurer le développement économique et répondre au problème du vieillissement, c’est l’insuffisance d’entrants sur le marché du travail.

Quelle conclusion politique en tirez-vous ?

Que les sociétés modernes ont permis l’allongement de la vie, mais qu’elles n’ont pas nécessairement émancipé l’être humain dans sa capacité de gérer et de mobiliser sa vie. Combien de gens ont la capacité, lorsqu’ils ne travaillent pas, de faire des choses qui les épanouissent ? On se plaint que les pensionnés regardent la télé. Mais qu’ont-ils d’autre, à part la télé, une fois qu’ils ont payé tout ce qu’ils doivent payer ? C’est en cela que notre société est encore à réinventer. Pascal Lamy (1), l’une des personnalités les plus intéressantes du mouvement socialiste, dit ceci : ce n’est pas parce que nous n’avons pas trouvé d’alternative au capitalisme que nous devons renoncer à chercher un système différent.

Mais, en pratique, les sociaux-démocrates ont-ils beaucoup cherché ces vingt dernières années ?

Le débat politique s’est affadi parce que certains ont propagé l’idée qu’il n’y avait pas d’alternative. C’est la fameuse théorie sur la fin de l’Histoire : le jour où on amène la démocratie partout, le capitalisme triomphe partout, et c’est la fin de l’histoire, il n’y a plus d’évolution. C’est profondément antimarxiste. Il y a dans le marxisme une évolution permanente, jusqu’à l’instauration de la dictature du prolétariat, nécessaire pour la suppression des classes. C’est le mythe marxiste, ça, mais il faut être déiste pour penser que ce modèle peut se réaliser tel quel. Les socialistes n’y croient pas. Les socialistes sont profondément voltairiens. Pour eux, l’homme est mauvais et se soigne toute sa vie. Mais il naît profondément égoïste. En cela, les bouddhistes sont intéressants : ils considèrent qu’on naît avec 5 % d’empathie, et que la vie, c’est essayer d’augmenter ces 5 %. Je trouve la démarche sympathique. L’émancipation, telle que la veulent les socialistes, c’est essayer de rendre l’homme meilleur.

(1) Socialiste français, issu de la gauche chrétienne, proche de Pierre Mauroy et de Jacques Delors. Actuel directeur de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

ENTRETIEN : FRANÇOIS BRABANT

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