Muhammad Yunus  » On peut éradiquer la pauvreté « 

Dans son dernier ouvrage (1), l’inventeur du microcrédit défend son nouveau credo, le social business. Un outil au service d’une transformation de l’économie mondiale que le Prix Nobel de la paix appelle de ses voux. Explications.

Le Vif/L’Express : Comment définiriez-vous le social business ?

Muhammad Yunus : C’est avant tout un état d’esprit. Dans le social business, le profit n’est absolument pas un objectif. A partir du moment où votre esprit est libéré de cette obsession, vous pouvez commencer à vous consacrer à la résolution des problèmes. Vous réfléchissez alors de manière beaucoup plus libre et créative. Cela peut s’appliquer à tout type de problèmes : emploi, énergie, santéà Et il ne s’agit pas d’une douce rêverie : le souci doit être permanent d’apporter des solutions concrètes et efficaces aux défis de la société. Par exemple, Grameen Danone commercialise des yaourts à haute valeur nutritive à un prix abordable pour les populations rurales du Bangladesh.

N’est-il pas utopique de croire que l’on puisse se passer du moteur que constitue le désir de s’enrichir ?

Je ne le crois pas. Prenez mon cas personnel. Tout ce que j’ai fait, dans le domaine du microcrédit ou de la santé, n’a jamais eu pour finalité de m’enrichir. J’aurais pu prendre des parts dans les sociétés que j’ai créées : je ne l’ai jamais fait. On m’a traité de fou :  » Si vous ne cherchez pas à gagner de l’argent, alors quoi ?  » Ce qui m’intéresse, c’est de contribuer à améliorer la vie des personnes qui en ont besoin. C’est la source de grandes satisfactions. Et je n’ai pas l’impression d’être une exception. Peut-être que ce sentiment est inhibé chez certains, mais il existe quand même quelque part. On peut vouloir gagner beaucoup d’argent, c’est respectable, mais on peut aussi vouloir aider les autres. Et on peut concilier les deux ! Le désir d’accumulation n’est qu’une facette parmi d’autres de la nature humaine.

Parmi les secteurs de développement du social business, vous évoquez notamment la santé et l’emploià deux domaines de compétence privilégiés des Etats. S’agit-il de se substituer à la puissance publique ?

Non. Je pense que les deux sont complémentaires. Je comprends les contraintes et les difficultés des Etats. Ils doivent avoir recours à l’argent des contribuables, ce qui suscite toutes sortes de discussions et de polémiques. Le social business, en revanche, les entreprises y viennent volontairement. Si cela fonctionne, tant mieux : c’est aussi une manière de soulager les Etats, confrontés à d’extrêmes difficultés financières.

Avez-vous le sentiment que les dirigeants des grands pays, au sein du G 20 par exemple, sont sensibles à votre message ?

Oui, je rencontre des présidents, des Premiers ministres, des gouverneurs de Banque centraleà Ils sont prêts à écouter ce que j’ai à leur dire. J’ai parlé, par exemple, à la ministre française de l’Economie, Christine Lagarde, de la nécessité d’ouvrir le G 20, actuellement présidé par la France, à cinq pays pauvres, dont le Bangladesh, et elle s’est montrée réceptive. Le G 20 de Cannes, en novembre prochain, sera l’occasion de passer aux actes.

La crise a ouvert une période d’incertitudes et de remises en question en matière d’organisation du système économique. Qu’en pensez-vous ?

Dans une famille, lorsque vous avez un enfant en bas âge, vous êtes obligés de lui racheter des vêtements très souvent, au fur et à mesure de sa croissance. Si vous continuez à mettre les mêmes vêtements à votre enfant, il ne sera pas à l’aise. Et pourtant, c’est ce que l’on fait en matière d’économie. L’environnement a changé, les aspirations ont évolué, mais le système continue à fonctionner avec des règles obsolètes – et, bien souvent, une absence de règles qui laisse la place à la loi du plus fort. J’observe beaucoup les jeunes : ils ne sont pas intéressés par le pouvoir ou l’argent. Ce qu’ils veulent, c’est faire du monde un endroit plus vivable. On le constate partout, et c’est aussi le moteur des révolutions qui se sont déroulées en Tunisie, en Libye, en Egypteà Tout cela est le produit d’une force nouvelle qui ne pourra pas être stoppée.

Vous semblez bien optimisteà

C’est vrai. Cela vient de tous les changements que j’ai pu observer au cours de ma vie. Prenez la chute du mur de Berlin. Personne ne s’y attendait, même pas vingt-quatre heures avant ! Mikhaïl Gorbatchev lui-même ne l’avait pas vue venir. Qui aurait cru, il y a encore vingt ans, que l’on pourrait communiquer aussi facilement, partout dans le monde ? Il y a quelques années, au Bangladesh, personne n’avait de téléphone ; aujourd’hui presque tout le monde possède un mobile ! Donc, oui, les choses peuvent changer, et très rapidement. Dans dix ans, un certain nombre d’événements que tout le monde pense aujourd’hui impossibles se seront produits. Alors, faisons une liste, et commençons déjà à nous y préparer. Eradiquer la pauvreté, par exemple : pourquoi pas ? C’est possible !

Selon vous, dans ce nouveau monde, le social business pourrait être la norme, et le capitalisme financier, l’exceptionà

Oui. Certains disent : le social business, c’est une goutte d’eau dans l’océan, cela ne représente pas grand-chose. Mais voici seulement quelques années que j’ai commencé à bâtir ce concept, et nous en sommes encore à expliquer ce que nous faisons. Et nous progressons. Même si cela ne représente que 10 % de l’activité, ce sera déjà énorme. Et qui sait ? Peut-être, un jour, le social business sera majoritaire et le business traditionnel ne pèsera plus que 10 %. On me dit :  » Si tout le monde suivait votre système, l’économie s’effondrerait !  » Je le répète : si vous ne faites du social business que pour la galerie, alors c’est vrai, cela ne marche pas. En revanche, si c’est quelque chose qui vient du plus profond de vous, cela fonctionne. l

(1) Pour une économie plus humaine. JC Lattès.

PROPOS RECUEILLIS PAR BENJAMIN MASSE-STAMBERGER

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