Mozart est-il le plus grand compositeur ?

Précoce, sensible, créatif… pour beaucoup, Wolfgang Amadeus incarne le génie par excellence. Quel est son mystère, un tel prestige se justifie-t-il vraiment ? Quatre musiciens, un metteur en scène et un écrivain font entendre leur voix

Ce fut longtemps le sujet des concours internationaux : dire pourquoi tel sujet avait une importance incomparable, ou dégager la supériorité de telle matière sur telle autre. Le Discours sur l’universalité de la langue française qui aura valu sa gloire en 1784 à Rivarol, un contemporain de Mozart, était à l’origine une question formulée par l’Académie de Berlin. Exercice scolaire, où la rhétorique trouvait à déployer ses ressources guerrières, on a pris l’habitude, à dater de la fin du xixe siècle en France, de l’appliquer à la littérature, mais aussi à la peinture, pour mettre en balance Corneille et Molière, Voltaire et Rousseau, Hugo et Baudelaire, voire, plus tard, duel oblige, Matisse et Picasso. Vieille tradition, au demeurant, qui remonte à Plutarque et à ses Vies parallèles. En musique, rien de tel : d’abord parce que le répertoire ancien n’a été mis au jour que tardivement, et systématiquement à partir des années 1940 ; ensuite, parce que tout le monde semblait d’accord avec l’idée que la modernité devait l’emporter ; or, à chaque époque, à partir du moment où la notion de génie s’est singularisée grâce aux avancées du romantisme, un compositeur a semblé dominer les autres, en vertu de qualités  » nationales  » : ce furent Beethoven, Rossini, Chopin, Verdi, Wagner ou Debussy. C’est seulement avec le renouveau de la musique baroque, l’apparition du disque, et donc la possibilité d’écoutes infinies, et surtout la fin de l’aventure mélodique, relayée par d’autres formes déprises de l’harmonie ancienne, ainsi qu’avec l’apparition du jazz et du rock, qu’un débat sur le plus grand compositeur a pu se poser en toute clarté. L’histoire d’une certaine musique semblait terminée à jamais. Et, paradoxalement, à mesure que la musique classique a été déclassée, on a constaté que le prestige de Mozart n’a cessé de croître. Pour le grand public, Mozart figure l’incarnation ou la promesse du génie, au même titre que Léonard de Vinci ou Albert Einstein. Il est plus précoce que les autres, mais pas moins que Bach ou Couperin ; il est le premier à avoir une mort tragique, avant Schubert ou Bartok, même si Purcell est mort à 36 ans, un siècle auparavant ; enfin, il a composé pour l’Eglise, mais aussi pour les hommes, or il n’est ni religieux ni humaniste, exclusivement : il se tient à cette frontière invisible où le génie prend son origine, ce mystère qui transcende les possibilités ordinaires de l’humanité. Possibilités de création : des centaines d’heures de musique ; possibilités d’amour, en dépit de tant d’échecs et avec quelque chose qui le désigne comme unique, sans rien non plus du côté solitaire de Beethoven : unique pour tous, avec amitié. Avec joie. Et avec cette tendresse à l’£uvre qui en font un cas à part. Mozart, le plus grand compositeur ? Mais Bach ? Haendel ? Haydn, qu’il surnommait  » papa  » ? Ou, plus près de nous, Beethoven, Stravinsky ou Schoenberg ? Le Vif/L’Express ouvre le débat qui aurait amusé le divin Amadeus.

 »Merveilleusement humain »

Si Mozart est divin, il l’est à la manière d’Apollon, musique faite homme, qui tient toutes ses notes en main, capable de l’univers. En cela il est unique – qu’importe dès lors qu’il soit ou non le plus grand. En cela encore il est le héros de son temps, ce siècle des Lumières qui rêvait l’homme accompli dans sa plénitude, libre. En cela donc il est humain, merveilleusement et idéalement humain. Il n’y a rien, dans la musique de Mozart, qui tombe du ciel et vous transporte à l’église au temps de la repentance, comme avec Jean-Sébastien Bach. Il n’y a rien non plus qu’on sente venir de la terre, ni colère ni combat, comme on les entend chez Ludwig van Beethoven ; aucun mercure dans cet éther, simplement l’harmonie, la puissante légèreté, l’élégance, et une perpétuelle maestria d’invention. Jamais avant lui une musique n’avait atteint ce point du jour, cher à Rimbaud, et plus jamais après lui elle ne l’atteindra : elle est essentielle jusqu’à la transparence. A travers elle, ce que nous entrevoyons du Ciel, ce sont ses jardins ; et dans ces jardins – mais à la française et qu’aurait dessinés Watteau – Adam et Eve, égaux, complices et joyeux, comme le furent sans aucun doute Wolfgang et Constance. Car l’autre grandeur de Wolfgang Amadeus Mozart, c’est l’amour, qui chez lui est aussi bonté et compassion, joie et esprit, érotisme et tendresse. Mozart a offert aux femmes leurs plus ravissantes voix, les rôles les plus accomplis, et cette touche de délicatesse d’une musique qui les tient toutes par la main. A Ilia et Pamina, ses deux plus beaux personnages, il a confié la note d’Orphée en pleurs : le sol mineur, cette note magique entre toutes chez Mozart, clef de la douleur enchantée,  » suprême caresse amoureuse qu’il laisse à la vie « , comme le dit André Suarès, et qui donne à l’ange Wolfgang Amadeus Mozart sa pleine mesure d’homme. l

 »Trop sage, trop éthéré ! »

Hormis l’adagio de son Concerto pour piano K. 488, je suis peu sensible à la musique de Mozart. Il m’arrive de plaisanter en disant que je vendrais tout Mozart pour les deux Concertos pour piano de Brahms ou le 4e de Beethoven, ou le n° 1 de Prokofiev, ou bien le Concerto en sol de Ravel, ou encore le n° 2 de Rachmaninov, si décrié par de nombreux mélomanes… Disons que je perçois dans les musiques évoquées une intensité, une passion, une douleur dont la qualité de sublimation me bouleverse de fond en comble, là où, comparativement, ce que j’ai entendu jusqu’ici de Mozart me paraît plus sage, linéaire, éthéré, voire plat et fabriqué. Jean d’Ormesson dit que la légèreté n’a d’intérêt que quand elle s’associe à la profondeur, comme dans la musique de Mozart. Il faut croire que j’en perçois plus facilement la légèreté que la profondeur. Des £uvres telles que Métamorphoses, de Richard Strauss, ou l’Adagio pour cordes de Samuel Barber, où ni la dimension de la légèreté ni celle de l’intensité passionnelle ne dominent, ont à mes oreilles une inspiration mélodique et atmosphérique qui, à tort ou à raison, me semble bien plus riche et transcendante que celle de Mozart. Sur le plan strictement mélodique, tous les thèmes que je connais de Chopin m’émeuvent infiniment plus que ceux de Mozart, qu’il vénérait pourtant. Ce n’est pas mon ami Gainsbourg qui m’aurait contredite, lui qui a toujours eu un portrait de Chopin sur son piano et n’osait avouer que Mozart le laissait froid. Mais laissons conclure le grand pianiste Glenn Gould. Il disait que Mozart ne le dérangeait pas du tout  » comme musique de fond  » ! l

 »La grandeur, c’est Bach ! »

Mozart est-il le plus grand compositeur de tous les temps ? La formule paraît excessive. Non que la grandeur de Mozart puisse être contestée, mais ce n’est pas la qualité sous laquelle il nous apparaît principalement. Mozart, pour nous, c’est la grâce, le charme, la jeunesse – et même l’enfance – la fraîcheur. Il fait partie de ces héros si essentiellement juvéniles qu’ils ne peuvent atteindre la vieillesse ni même l’âge mûr. Mozart devait mourir avant 40 ans, comme plus tard Arthur Rimbaud et Gérard Philipe. Historiquement, il représente un certain xviiie siècle, avec ses tricornes et ses perruques, tout opposé aux lourdeurs du siècle du Roi-Soleil. La grandeur en musique, c’est Jean-Sébastien Bach qui l’incarne. Cioran disait que sa musique était la seule preuve sérieuse que nous ayons de l’existence de Dieu. Et il y a cette histoire : quand les anges musiciens jouent pour Dieu, ils jouent du Jean-Sébastien Bach. Mais quand ils se retrouvent entre eux, ils se jouent du Mozart. Et Dieu vient écouter à la porte. l

 »La musique même »

Lorsque j’ai interprété le Concerto en mi bémol K. 271, j’ai éprouvé l’expérience la plus profonde de ma vie. Dans le mouvement central, noté andantino, l’introduction est très riche en timbres, en couleurs et en dynamiques… Puis cela s’arrête. Il y a un silence, un souffle, suivi de trois notes de piano. Ces trois notes si douces, si simples sont l’incarnation de la poésie. Elles se présentent dans une sorte de nudité bouleversante, énonçant la suite du mouvement. En les jouant, je n’étais plus l’interprète ; j’étais la musique même. J’ai eu le sentiment, très réel, de franchir les portes du lieu où toute musique est créée. Ce dialogue entre l’instrument soliste et l’orchestre est une sorte de rencontre entre différents  » caractères instrumentaux « , une véritable fusion tendant vers une unité supérieure. C’est la synthèse idéale entre complexité et clarté, une musique agréable aux oreilles et jamais vide de sens. Je n’improvise jamais sur du Mozart. Je le faisais, à l’âge de 5 ans et pendant mon adolescence. Mais, depuis, j’ai sondé la profondeur de son £uvre et j’ai réalisé que Mozart n’a aucun besoin de mon assistance. Artur Schnabel disait :  » Je ne joue que la musique, qui est toujours meilleure que l’interprétation qu’on puisse en donner.  » C’est le cas des concertos de Mozart. Lorsque je les interprète, mon ambition est d’en capturer la quintessence, de m’effacer, tel un moine en retraite, pour ne faire vivre que sa trace, ses régiments de notes. l

 »Une infatigable imagination »

Ce qui fait la grandeur de Mozart, c’est sa petitesse. Je veux dire sa capacité infinie, sans cesse renouvelée, à nous faire partager l’intime, le délicat, le triste et le joyeux. Mozart n’est pas un musicien de la grandeur, comme Bach, ou de la puissance, comme Beethoven. Ces trois-là, avec Haydn, forment les évangiles de notre classicisme musical. Je ne m’explique pas ce miracle : £uvre après £uvre, jour après jour, une telle constance dans la qualité de l’expression, un tel pouvoir d’invention. Mais chez Mozart, contrairement aux trois autres, l’on ne saisit pas toujours de prime abord cette invention. C’est que la grâce mélodique et ornementale, la justesse et la finesse des dispositions harmoniques, l’élégance de l’instrumentation, la vie rythmique de son discours musical nous font oublier qu’il est aussi une infatigable imagination rhétorique et formelle. Voyez ses dernières £uvres : toutes différentes, toutes originales sur le plan du travail motivique, des oppositions thématiques, de la coupe et de la structure. Il subit et absorbe l’influence de Bach, de Haydn et de Haendel pour plus de richesse contrapuntique, pour plus de force dramatique. La grandeur de Mozart, c’est d’avoir su masquer la permanence de l’invention par la grâce de l’expression. l

 »Poète et grand satiriste »

Le jour de la mort de Wolfgang, Constance découvrait sous ses fenêtres les hurlements d’une foule en larmes agitant des mouchoirs blancs. Le peuple était atterré par la mort de Mozart. Car comment ne pas aimer cet être ? Ce sourire dont il éclaire la comédie humaine brille d’une lumière intérieure. Mozart est le grand compositeur du théâtre satirique de son époque, qui évoque à la fois l’horreur de la tragédie et le rire irrévérencieux de la farce. On dit qu’il faisait des  » opéras comiques « . Je n’aime pas les définir ainsi, car ses £uvres sont bien plus que des bouffonneries. Elles puisent dans la commedia dell’arte napolitaine, que Mozart connaissait bien et à laquelle il avait emprunté ce goût du masque, de la caricature et du grotesque. Dans le Don Giovanni, par exemple, la danse de Zerline, au mariage, est une tarentelle qu’il avait découverte à Naples. Mozart s’inspirait du quotidien, mais ses opéras, comme Les Noces de Figaro, puisaient également dans la tragédie grecque d’Aristophane, mêlant le rire caustique, la grossièreté, à la dénonciation des injustices et des hypocrisies de la société. Mozart est l’homme provocateur qui se revendique comme un artiste libre et se libère de son employeur, l’archevêque Hieronymus Colloredo, qu’il définit comme un  » sinistre individu « . Il est le sensuel grossier qui écrit à Constance :  » Mon petit oiseau est si gonflé d’impatience qu’il est presque monté sur la table.  » Il est à la fois le libertin et le délateur des bassesses de l’être humain qui collectionne l’amour, tel un passe-temps féroce. Et il est le poète créant une musique qui évoque des scènes imaginaires. Je n’oublierai jamais Marcel Marceau, le grand mime, lorsqu’il représenta le mouvement central du Concerto pour piano en do majeur K. 467 comme la métamorphose d’un arbre, de sa naissance à sa mort. La richesse mélodique et harmonique de cette pastorale n’a pas d’équivalent. l

Stéphane Barsacq, Bertrand Dermoncourt et Paola Genone

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