Mouvement perpétuel

PARTS est bien plus que l’école créée par Anna Teresa De Keersmaeker. Ce lieu hors du commun abrite des jeunes danseurs issus des cinq continents. Derrière la façade d’un établissement ultradiscipliné se cache une petite communauté qui vit avec enthousiasme sa passion pour les arts de la scène. Ici étudient les plus grands chorégraphes de demain

1, 2, 3… Les premières notes s’échappent du piano. Aussitôt une quinzaine de corps commencent à se mouvoir, de façon incertaine. Ce sont des corps en apprentissage. Des corps qui observent, qui essaient, les yeux rivés vers un modèle : une femme, au centre de la pièce. Ses mouvements sont d’une fluidité extraordinaire. Danseuse professionnelle, née à New York, Janet Panetta est venue à Bruxelles pour transmettre son savoir. Chez elle, les combinaisons les plus complexes paraissent évidentes. La grâce des enchaînements n’est parasitée par aucun faux mouvement. Elle soulève la jambe droite, plie une main, tend son bras gauche vers le plafond. Autour d’elle, les étudiants cherchent à l’imiter. Lorsque le rythme s’accélère, certains perdent un peu le fil, puis tentent de s’y raccrocher. Cela dure comme ça plusieurs minutes, mais le temps glisse sans douleur. Quand le pianiste s’interrompt de jouer, les corps se relâchent. Quelques secondes. Directement, Janet ordonne d’une voix à la fois douce et intransigeante :  » Once more !  » Encore une fois. Et tous se remettent en marche. Il faut maîtriser son physique au mieux, ne pas tolérer les imprécisions, tout en restant léger, léger, léger… La plupart des filles portent des ballerines. D’autres sont pieds nus. Les garçons préfèrent en général les chaussettes de sport. Au bout d’une dizaine de minutes, nouvelle interruption. L’ambiance est détendue. Les plaisanteries fusent, en anglais. Puis Janet reprend la parole.  » Once more !  »

PARTS est une école où l’on bosse. Les répits sont rares. De toute façon, les jeunes qui s’y inscrivent savent qu’ils ne sont pas là pour glander. Issus des cinq continents, ils sont venus chercher en Belgique quelque chose de très précis : une formation en danse contemporaine, au niveau d’exigence unique au monde. Notre pays se trouve depuis longtemps à l’avant-garde dans plusieurs domaines artistiques, notamment grâce à des chorégraphes de la trempe de Jan Fabre ou Alain Platel. Mais encore fallait-il pouvoir assurer la relève… C’est la raison pour laquelle Anna Teresa De Keersmaeker, autre figure emblématique de la scène belge, s’est attelée à la création de PARTS – The Performing Arts Research and Training Studios (les ateliers de recherche et de formation en arts de la scène). Depuis sa naissance, il y a dix ans, la philosophie de l’école n’a guère changé. A la base du projet, un principe : apprendre aux élèves à danser, mais aussi à penser la danse. Voilà pourquoi les cours théoriques sont si costauds. Au menu : histoire de la danse, bien sûr, mais aussi sociologie, philosophie, science politique…  » En ce qui concerne les cours pratiques, nous avons fait un choix assez radical, celui de n’enseigner que deux techniques de danse : le ballet, pour son architecture physique, et le release, parce que le mouvement y part de l’intérieur « , explique Steven De Belder, coordinateur du deuxième cycle.

Peu d’élus

Située sur la commune de Forest, dans une ancienne blanchisserie, face à de belles maisons de maître, PARTS agit comme un formidable pôle d’attraction.  » Auparavant, New York constituait la référence. Mais, aujourd’hui, les meilleures compagnies du monde sont installées à Bruxelles. Toutes mes amies rêvent de venir danser en Belgique « , raconte Sayaka Kaiwa, une étudiante japonaise. Corollaire de ce succès, il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Au début du mois de janvier, l’école a lancé un long processus d’auditions, qui a fait escale à Bruxelles, mais aussi à Barcelone, Athènes, Tallinn, Vienne, Johannesburg ou Hongkong. Au total, plus de 700 candidats défileront devant les responsables de PARTS. Parmi eux, une trentaine seront retenus. Ils intégreront l’école en septembre prochain. Sur la base de quels critères ?  » Pour nous, l’étudiant idéal témoigne avant tout d’une grande capacité d’apprendre. Nous cherchons des jeunes qui ont du talent, une expérience physique, mais dont la manière de danser peut encore évoluer. Nous voulons à la fois la jeunesse et la maturité « , explique Salva Sanchis, barbe de trois jours et cheveux bouclés. Originaire de Barcelone, il a étudié à PARTS entre 1995 et 1998, avant d’y revenir comme professeur.

Etudier à PARTS, c’est intégrer une auberge espagnole. Les Belges représentent moins de 25 % des élèves. Le reste des troupes est ukrainien, polonais, brésilien, israélien, japonais, cap-verdien… L’attrait pour la danse contemporaine constitue souvent le seul point commun de tout ce monde. Mais il s’agit d’un langage universel.  » Les caractères nationaux transparaissent parfois, remarque néanmoins Dominique Duszynski, une des profs de l’école. Lors d’une audition, il m’a semblé qu’une des candidates dansait de façon très italienne. Vérification faite, elle était effectivement italienne.  » La plupart des Asiatiques ont également tendance à maintenir toujours une distance entre eux et les autres.  » Au début, ce fut un choc terrible. Devoir toucher tous ces gens, c’était vraiment dur « , se rappelle Sunglm Her, sud-coréenne.

Retour en studio. Pour de la danse très contemporaine. Iñaki Azpillaga, un Basque vivant à Bruxelles, entend transmettre une énergie de la confrontation. Il prône l’abandon de toutes les formes esthétiques préétablies. Durant son cours, les enceintes vibrent aussi fort que dans une boîte de nuit. Les mêmes pas sont répétés, encore et encore, au son d’un électro-jazz percutant. Ici, la danse emprunte au kung-fu et au karaté. On cisaille l’air avec ses bras. On se jette par terre. L’exercice est très physique. Certains, d’ailleurs, transpirent abondamment… Iñaki accompagne les mouvements des élèves par des whiii et des shhh, scandés en rythme.

Une prison dorée

A bien des égards, l’école fonctionne comme une communauté monastique. Elle a ses règles, ses horaires, ses tabous. Tout se joue dans un subtil dosage d’exigence et de convivialité. L’établissement est un monde en soi. Les corps des danseurs se côtoient, et se touchent, sept jours sur sept. Une telle intimité est une force : elle autorise un approfondissement du travail artistique. Mais elle débouche aussi sur des ranc£urs, des inimitiés, des haines corses.  » Il y a quelque chose de dur dans le fait d’appartenir à une communauté comme PARTS. Tous les espaces sont publics : le réfectoire, les vestiaires, les studios… Cela crée une saturation des visages « , raconte une étudiante française. D’autres évoquent une prison dorée. Ou un cocon. Car le sentiment d’appartenir à une petite famille se révèle rassurant. Parmi les élèves de dernière année, beaucoup appréhendent le mois de juin, et l’entrée dans la vraie vie.

Ce qui est certain, c’est que PARTS se vit à 100 %. Le système ne tolère pas les dilettantes. Les cours débutent à 8 h 30 et ne se terminent pas avant 17 heures. Ensuite : répétition, spectacle en ville, réunion de classe, préparation d’un projet personnel… Rares sont les soirs où l’on rentre chez soi avant 21 heures. Les élèves ne s’en plaignent pas. L’horaire est intensif, mais la passion intense. Avec les risques que cela comporte. Quand la danse mobilise en permanence l’esprit et le corps, la vie privée trinque. Accaparés par leur formation, beaucoup ont vu leur couple se déliter – a fortiori si l’être aimé réside à plusieurs milliers de kilomètres. Chacun cherche alors un peu de réconfort, de douceur. On se touche beaucoup, entre élèves. A la pause, on va échanger quelques mots avec Rabia, la femme de ménage, d’origine marocaine.  » Elle ne connaît pas l’anglais et je ne connais pas le français, mais on se parle tous les jours « , assure Sunglm Her. A l’occasion de la Saint-Valentin, Rabia a déposé une belle boîte de chocolats sur la table du réfectoire. Un petit extra fort apprécié par des jeunes qui s’imposent souvent des régimes draconiens.  » La présence de Rabia est essentielle, explique Steven De Belder. Pour certains élèves, elle est un peu comme une mère. Quand ils vont lui ouvrir leur c£ur, ils savent que rien ne sera répété.  »

Showing

Welcome to the showing !  » Ce jeudi-là, quelques bancs ont été disposés dans un studio. Quatre étudiants ont choisi de présenter un projet personnel à leurs camarades. L’impatience est palpable. Soudain, une fille déboule, des écouteurs sur les oreilles. Elle se déhanche en rythme, mais le public n’entend rien, ce qui produit un décalage étrange : comme si elle était seule au monde, dans son monde. Pendant vingt minutes, elle livrera une performance troublante, où se mêlent esthétique hip-hop, chanson française, théâtre et danse expérimentale. Ses mouvements sont saccadés, machinaux, robotiques. Puis elle se vautre par terre. Prostrée, elle marmonne des propos incompréhensibles. Quand la lumière s’éteint et que tous l’applaudissent, elle se contente d’un  » merci « , puis regagne le fond de la pièce.

L’auteure de cette performance s’appelle Sandra Iché. Elle est parisienne. Diplômée en sciences politiques, spécialiste du Liban et de l’Egypte, elle a tout lâché pour la danse. Un choix radical.  » Je me trouvais dans une impasse, raconte-t-elle. J’ai travaillé deux ans à l’Unesco, mais je m’y emmerdais terriblement. A un moment, j’ai pensé : la danse, c’est maintenant ou jamais !  » Dans son spectacle, on la voit soulever son tee-shirt, mettre un doigt en bouche. La démarche intellectuelle a cédé le pas à un travail centré sur le corps.  » Toute la journée, on me parle de mon bassin et de mes épaules. Cela change pas mal de choses au niveau de la vie intime. J’avais tendance à considérer mon corps comme mon ultime territoire privé. Peu à peu, je me détends par rapport à cette idée.  »

Les 48 étudiants de PARTS se débattent tous pour apprivoiser ce fameux  » langage du corps « . Chacun à sa manière.  » Lors de mon arrivée ici, il y a un an et demi, j’avais plus de graisse. Mais mes formes se sont estompées. Je me suis complètement transformée « , raconte Florence Cazanave, une autre étudiante. Tandis qu’elle parle, Alès – un garçon slovène avec qui elle prépare un duo – vient lui entourer les épaules, et l’embrasser sur la bouche.  » On s’aime bien, mais ce n’est pas mon copain « , précise-t-elle. Henk, le cuisinier, se joint lui aussi à la discussion. Au réfectoire de l’école, on ne sert qu’une cuisine macrobiotique, à base de légumes et de céréales.  » Les élèves ont besoin de plats nourrissants et légers, qui procurent de l’énergie. Avec un stoemp, tu restes à terre tout l’après- midi « , explique-t-il, tout en avouant suivre avec plus d’intérêt les matchs de foot que les spectacles de danse.

De semaine en semaine, la petite famille PARTS poursuit son existence, sereine et enthousiaste. Parfois, une page se tourne. Au mois de juin, 16 élèves sortiront de l’école. Seize danseurs de talent, qui marqueront sans doute l’évolution des arts scéniques dans les années à venir. Enseignante dans l’école depuis sa création, Dominique Duszyinski ne peut toutefois s’empêcher d’émettre une petite question :  » Mais que vont-ils faire ? Y a-t-il un marché pour tout ce monde ?  »

F.B.

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