Mourir d’enfanter

Evénement heureux, mais risqué : longtemps, l’accouchement a fait fi de la vie des femmes. A l’UCL, une chercheuse a dressé l’histoire de la mortalité maternelle. Et des médecins évaluent le péril, à l’heure actuelle

D’abord, un constat : dans une Belgique en pleine révolution industrielle, dans la seconde moitié du xixe siècle, les bébés meurent à la chaîne. Victimes d’infections à répétition, offrant peu de résistance immunitaire, ils périssent surtout d’entérites et de diarrhées (ces fléaux de la petite enfance) mais aussi de scarlatine, de rougeole, de coqueluche ou de bronchite. Ils succombent d’autant plus vite que leur environnement est insalubre, et leur alimentation, inadaptée. En effet, à l’époque, l’allaitement maternel est rare et de courte durée : comment, dans les milieux populaires, se passer longtemps du travail des mères ? La contrainte du nourrissage précoce (dès 1 mois) au moyen de bouillies plus ou moins digestes, l’ingurgitation de lait animal douteux (de vache, d’ânesse, de chèvre), mal conservé dans des biberons non ébouillantés, ont raison de l’estomac fragile des nouveau-nés. Résultat : en 1841, un enfant sur six meurt avant son premier anniversaire.  » Que près du quart des décès annuels soit alors le fait de nourrissons n’est qu’une autre façon de mesurer la fragilité des tout-petits « , relève Godelieve Masuy-Stroobant, historienne à l’UCL. Si effrayante que soit l’hécatombe, peu s’en soucient, d’ailleurs : les médecins ne se déplacent pas au chevet des poupons malades – à quoi bon ? Jusqu’à l’aube du xxe siècle, la mortalité des bébés reste une fatalité.

Or une autre évidence, la mortalité maternelle, suscite un peu plus d’intérêt. Elle aussi exige un lourd tribut : vers 1850, une accouchée sur cent décède. Mais  » la bataille pour les mères a précédé de beaucoup la lutte contre la mortalité infantile « , affirme l’historienne, qui a analysé l’ampleur de la tragédie, de 1840 à nos jours. Sur l’étendue du phénomène, les premières décennies de la jeune Belgique sont plutôt muettes : les mentions reprises dans les registres d’état civil, rubrique  » mortalité suite de couches « , restent sporadiques. Dès 1871, les statistiques gagnent en fiabilité. Elles renvoient à une réalité poignante :  » Dans certaines provinces, notamment le Brabant, les chiffres grimpent à 1 800 décès maternels pour 100 000 naissances, poursuit Godelieve Masuy-Stroobant. C’est proche de la moyenne actuelle dans le tiers-monde.  » Car cette calamité est un mal récurrent : les menaces, pour toute mère, de perdre la vie en la donnant, s’additionnent au rythme de leurs grossesses. Avec une descendance moyenne de cinq enfants par femme, le risque individuel s’élève à 5 %…

De l’étable au lit

Certes, les causes médicales sont alors bien connues, mais guère maîtrisées. Les mères meurent des suites de dystocies (accouchements laborieux) dues, entre autres, aux déformations osseuses de leur bassin : c’est le cas de nombreuses ouvrières, lourdement carencées, donc rachitiques. Elles succombent aussi à des hémorragies, à des crises d’éclampsie (des convulsions associées à une hypertension artérielle), et, plus que tout, à des infections. C’est que, depuis la nuit des temps, la quasi-totalité des femmes enfantent à domicile – il n’est pas rare qu’elles passent directement de l’étable au lit de souffrances. A l’aube du xixe siècle, la plupart des hôpitaux refusent d’ailleurs d’accueillir les femmes enceintes : accoucher, qui est une opération hasardeuse, n’est tout simplement pas de leur ressort. Toutefois, des  » hospices de maternité  » s’établissent dans les grandes villes : réservés aux indigentes (trop pauvres pour payer l’assistance d’une matrone) et aux célibataires (des filles-mères venues incognito de la campagne), ils fournissent la  » matière première  » (souvent, des cas désespérés) à l’instruction des sages-femmes et des étudiants en chirurgie. Or ces asiles enregistrent, par périodes, des taux de mortalité explosifs.

Pourquoi ? Les redoutables épidémies de fièvre puerpérale qui s’y produisent (partout dans le monde développé) signent l’une des pages les plus sombres de l’histoire de la médecine. Sans qu’on sache quel facteur incriminer (des miasmes atmosphériques ? un tremblement de terre ? un surplus de sécrétion lactée ?), des jeunes mères hospitalisées décèdent par dizaines, dans les jours suivant un accouchement non problématique… Les risques de trépasser à la maternité atteignent de tels pics, vers 1846, que se résignent à y entrer seulement celles qui, sur le point d’enfanter, n’ont d’autre choix que la rue. Il faudra conjuguer le génie de deux médecins (un Américain et un Hongrois) pour découvrir l’origine du mal : des particules putrides provenant d’autres malades, transmises par les mains de l’accoucheur aux parturientes examinées, provoquaient chez ces dernières, au départ de la plaie placentaire, un envahissement microbien fatal à l’organisme.

Pourtant, dans ces hospices, à côté du danger d’infection,  » s’élaborent aussi une expérimentation et un savoir obstétricaux en perfectionnement constant « , tempère Godelieve Masuy-Stroobant. Les grossesses multiples réservent encore rarement des issues heureuses comme celle décrite à la maternité de Bruxelles en 1887 : âgée de 23 ans, l’accouchée,  » peu enchantée de son exploit qui portait le nombre de ses enfants de 2 à 5, finit cependant par prendre son parti en brave « , se réjouit la sage-femme de service. Mais des techniques nouvelles, apportées aux accouchements dystociques, vont radicalement changer la donne éthique. Jadis, en cas de bassin trop étroit, l’embryotomie s’imposait : pour tenter de sauver la mère, on n’hésitait pas à découper le bébé in utero. Désormais, la mise au point de la suture utérine (en 1884) permet de pratiquer des césariennes en ayant des chances raisonnables de sauver et la mère et l’enfant.

Bien sûr, le recul de la mortalité maternelle en milieu hospitalier doit beaucoup au développement de l’antiseptie par l’acide phénique (introduite par l’Anglais Joseph Lister, en1880), puis de l’aseptie, obtenue par la stérilisation à chaud des linges et des instruments (Joseph Pasteur, en 1892). Cette diminution, visible dès 1886, permet d’épargner, bon an mal an, quelque 200 décès sur 100 000 naissances. La maternité de Liège, qui, aux périodes les plus sombres, a déploré plus de 4 décès sur 100 accouchements, tombe, vers 1895, à moins de 1 %. Les progrès sont impressionnants. Les signes de cette véritable révolution se manifestent clairement à la fin du xixe siècle. Puis, en 1935, l’arrivée des sulfamides réduit à nouveau la portée de la tragédie. Et, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la mise au point des antibiotiques, tout en réhabilitant la maternité comme institution de soins, amène enfin la mortalité maternelle, en chute libre, au taux actuel d’environ un pour 10 000 naissances, dans notre pays.

 » Grossesses gériatriques  »

Par rapport aux drames qui continuent d’endeuiller d’autres zones de la planète – à Antananarivo (Madagascar), par exemple, une maternité totalisait encore, en 1997, 25 décès d’accouchées pour 7 717 naissances -, le résultat paraît satisfaisant. Rapporté au nombre de naissances annuelles en Belgique, il signifie tout de même qu’une dizaine d’accouchées y laissent leur vie chaque année. Plus interpellant : Godelieve Masuy-Stroobant estime que la mortalité maternelle subit actuellement, chez nous comme dans d’autres pays développés, une légère remontée (passant de 10 à 15 décès sur 100 000). En cause : le  » retard  » que s’accordent désormais beaucoup de femmes pour procréer. En concevant leur premier enfant après 35 ans, elles mènent des grossesses plus risquées, dont elles paieraient, physiquement, le prix fort…

L’éventualité d’une hausse de la mortalité maternelle en Belgique, même minime, est toutefois vivement contestée par le corps médical. Les services d’obstétrique des centres hospitaliers universitaires préfèrent s’en tenir, strictement, au chiffre de 1 décès pour 10 000 naissances. Le Pr Corinne Hubinont (UCL) admet bien que, chez les patientes de plus de 45 ans souhaitant une grossesse à tout prix – qualifiée de  » grossesse gériatrique  » -,  » la mortalité peut grimper à 1 décès pour 1 000 « . Pour sa part, avec l’âge des mères,  » c’est surtout la morbidité qui augmente ( NDLR : le nombre d’individus atteints par une maladie dans une population donnée) « , estime le Dr Sophie Alexander, de l’Ecole de santé publique de l’ULB. Pour leur confrère Fernand Leroy, professeur émérite de gynécologie et membre des sociétés belge et internationale d’histoire de la médecine,  » la cause principale de mortalité se trouve aujourd’hui dans les complications thromboemboliques des suites de couches. Dans un pays comme le nôtre, l’éclampsie et les hémorragies ne sont plus que rarement responsables du décès d’une femme enceinte « . Néanmoins, ce spécialiste ajoute qu’  » il existe par ailleurs toute une série de facteurs tels que cancers, accidents cardio-vasculaires et autres maladies graves, qui ne sont pas spécifiques de la grossesse et de l’accouchement, mais qui peuvent atteindre les femmes enceintes et entraîner leur décès dans ce contexte « .

Un luxe

Il n’empêche. Pour permettre aux femmes de donner la vie en toute sécurité, un arrêté ministériel de 1998 a prévu de créer en Belgique des  » unités de soins intensifs maternels « . Ces services, déjà présents dans plusieurs hôpitaux de la Communauté française, ont pour but de placer les futures mères à haut risque sous étroite surveillance obstétricale. Inauguré officiellement récemment, le MIC ( Maternal Intensive Care) des cliniques universitaires Saint-Luc, à Bruxelles, reçoit, dans l’urgence ou non,  » des femmes qui présentent des complications liées à leur grossesse ou des anomalies les affectant, elles (diabète, greffe rénale…) « . La première cause d’admission reste toutefois la menace d’accouchement prématuré, que le Pr Corinne Hubinont, responsable de l’Unité de recherche en obstétrique, impute tant à la hausse du nombre de grossesses multiples qu’aux conditions de vie stressantes des femmes. Avec 26 patientes, en moyenne, par semaine, pour des séjours de quelques jours à… quatre mois, le MIC dispose, en outre, d’une équipe de psycho-périnatalité. Un luxe dont nos grands-mères n’auraient même pas osé rêver…

Valérie Colin

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