Mohammed Tijjini, faiseur de buzz

Il est Bruxellois, Belgo-Marocain, homme de médias (Maghreb TV) et ses émissions ramènent parfois de drôles de poissons à la surface. Mohammed Tijjini dévoile au Vif/L’Express son engagement contre le radicalisme.

Un restaurant marocain en briques vernies et couleurs flashy de l’avenue de Stalingrad, à Bruxelles. Mohammed Tijjini quitte la table pour se laisser photographier avec deux clientes, un large sourire aux lèvres.  » Voilà ce qui me procure le plus de satisfaction dans mon métier « , glisse-t-il, en se rasseyant. L’autre scène se passe à Rabat, au restaurant de l’hôtel La tour Hassan, un 5-étoiles vieilli dans son jus. Aussi à l’aise avec le ministre de la Communauté marocaine à l’étranger, Anis Birou, avec lequel il va attaquer un couscous royal qu’avec ses groupies bruxelloises, Tijjini fait les présentations. Avec lui, la Belgique et le Maroc disposent d’un solide trait d’union, et pas seulement gastronomique.

Le Bruxellois est connu des deux côtés de la Méditerranée. En 2010, il crée Maghreb TV, une télévision destinée à la communauté maghrébine, un mélange de musique, d’information et de sermons religieux (en néerlandais et en arabe). La petite chaîne d’esprit associatif, 100 % belge, est diffusée sur le câble à Bruxelles et en Flandre, très peu en Wallonie (botte du Hainaut). Elle touche potentiellement 2,5 millions de téléspectateurs mais n’est regardée que par la communauté marocaine et arabe. Grâce à Internet et à YouTube, ses émissions les plus populaires, Le Tijjini Talk et Bonsoir Bruxelles, s’envolent de l’autre côté du détroit de Gibraltar. Certaines vidéos totalisent jusqu’à 200 000 vues. Un phénomène inexplicablement sous-estimé et peu soutenu en Belgique francophone.

Depuis fin 2012, Mohammed Tijjini est aussi le Monsieur Loyal de L’Invité de La Première (Daif Al Aoula), un talk-show consacré à une personnalité marocaine, en direct et en prime time, sur la première chaîne publique marocaine. Quelques amitiés bien placées lui ont ouvert les portes.  » Quand on m’a proposé d’animer un talk-show sur La Première, j’ai immédiatement dit oui parce que c’était l’occasion de participer à l’évolution politique de mon pays d’origine en valorisant mon expérience belge. J’avais, paraît-il, une liberté de ton qui faisait dire aux gens que je venais de Belgique. Cela me faisait plaisir.  » Né à Berkane, dans le nord-ouest du Maroc, le Belgo-Marocain se souvient de son job d’étudiant pendant l’été : le nettoyage du palais royal.  » C’était la belle époque. On entrait et on sortait comme si on était chez nous… Ils ont tout gâché. Beaucoup de personnes, au sein de la communauté, regrettent les années d’avant le 11-Septembre… « . Mohammed Tijjini n’est guère optimiste.  » Aujourd’hui, il y a une forte radicalisation et elle va encore se renforcer, prédit-il. L’idéologie est forte, elle a les moyens de s’exprimer et elle est soutenue de l’étranger. Quant à l’Etat, il ne donne pas une grande impression de solidité. Chaque niveau de pouvoir apporte ses solutions mais en s’adressant plus à la presse qu’aux gens concernés…  » C’était avant les attentats du 22 mars.

Du PS au MR…

Mohammed Tijjini apparaît sur la scène bruxelloise en 2003, lors de la quinzaine judéo-marocaine coorganisée avec le psychanalyste juif d’origine marocaine Paul Dahan, propriétaire d’une collection illustrant treize siècles de cohabitation entre musulmans et juifs, le noyau berbère du Maghreb. Malgré le statut inégal des juifs et des poussées d’intolérance à leur égard, cette histoire commune a laissé des traces dans l’urbanisme, l’artisanat et un certain art de vivre ensemble à fleur de peau. L’initiative était placée sous le haut patronage des monarchies belge et marocaine. Tijjini faisait déjà entendre sa différence.

Juriste diplômé de l’ULB, titulaire d’un diplôme de hautes études en sécurité et défense de l’Institut royal supérieur de défense, Tijjini a d’abord présidé l’asbl Citoyenneté Plus, connotée PS. Le 40e anniversaire de l’immigration marocaine est, pour lui, l’occasion de défendre des valeurs positives. Chez ce primo-arrivant (1995), pas de bilan teinté d’amertume mais une volonté d’aller chercher des ressources dans les meilleures traditions d’un peuple – l’héritage judéo-marocain, par exemple – pour lutter contre l’intolérance. Il prend ainsi le risque d’être taxé de suppôt du régime marocain. Ou d’homme de droite. Une tendance qu’il concrétise en migrant des eaux du PS à celles du MR. Il pérégrine du cabinet du socialiste flamand bruxellois Rufin Grijp (Région bruxelloise) à celui du libéral Didier Reynders (gouvernement fédéral), puis, se frotte à des cabinets municipaux (Forest, Anderlecht) avant de lancer Maghreb TV, en 2010.

Une antichaîne de télé du Golfe

La petite télévision communautaire tente de prendre sa place entre les mastodontes du Golfe qui arrosent déjà les foyers musulmans.  » Il y a une pléthore de chaînes satellitaires chiites, sunnites, extrémistes qui diffusent un islam rétrograde et dangereux, se fâche-t-il. Leurs discours traitent les Occidentaux d’impies et de mécréants. Ils ciblent les femmes, qui doivent être couvertes, écartées du reste de la société. Et maintenant, il y a les réseaux sociaux… Tant qu’on ne coupera pas ce robinet de la haine, le radicalisme ne reculera pas. Vous aurez beau faire des clips de trois minutes (NDLR : allusion au projet de déradicalisation soutenu par la Région bruxelloise), si vous avez en face de vous des cheikhs qui déversent un discours antioccidental à grand renfort de hadiths, personne ne va écouter vos trois minutes sur YouTube ! Si le droit actuel ne permet pas d’interdire ces chaînes au nom de la liberté d’expression, alors, il faut changer les lois car ce sont nos libertés de demain qui sont menacées.  »

A l’époque, ce discours prémonitoire n’est pas entendu de la ministre de l’Audiovisuel, Fadila Laanan (PS) ni du service public.  » J’avais proposé à la RTBF de faire la promotion de la culture belge francophone sur notre chaîne puisque nous étions diffusés par satellite dans le monde arabe, se remémore Tijjini. La Belgique avait un engagement militaire au Liban, des intérêts économiques dans plusieurs pays arabes. Cela aurait pu être une valeur ajoutée… Ils ont refusé.  » Aujourd’hui, Maghreb TV a des partenariats avec Euronews et la Deutsche Welle (chaîne allemande internationale), ainsi qu’avec les première et deuxième chaînes publiques marocaines.  » Pourquoi Euronews collabore-t-elle avec notre modeste télévision et pas avec la RTBF, s’interroge-t-il ? Parce que nous touchons un tout petit public qu’elle ne peut pas atteindre sans nous.  » Son dépit est toujours aussi vif.  » Je ne suis pas en train de mendier, corrige-t-il. Je n’ai pas besoin de la RTBF ni de Télé Bruxelles mais j’ai de la tristesse pour ce que sont les gens chez nous. Dans le climat actuel, ils ratent quelque chose.  » En clair, Maghreb TV pourrait devenir une pièce essentielle du dispositif antiradicalisme.

En attendant d’être reconnu, Tijjini fait le buzz à répétition. Sa joute du 20 décembre 2015 avec un ancien Frère musulman, Michaël Privot, a été partagée plus de 6 000 fois sur YouTube.  » Le Tijjini Talk n’a pas une durée standard, décode-t-il. Si je sens que je peux tirer quelque chose de l’invité, je prolonge l’interview. Je n’avais jamais discuté plus de cinq minutes avec Michaël Privot. J’ai découvert le type. J’ai essayé d’aller jusqu’au fond de sa pensée et, parfois, je tombais sur des contradictions. Il a fini par admettre que le grand M qu’arborent des tas d’associations musulmanes n’apportait pas grand-chose à la société. Là, j’étais conscient que je tenais une exclusivité, comme lorsqu’il a dit que Daech et les Frères musulmans avaient le même objectif. C’était le genre d’interrogatoire légitime que les journalistes peuvent mener.  »

Utiliser les lois antiracistes

Maghreb TV valorise la communauté maghrébine et arabe, tout en faisant connaître à son public d’autres cultures, juive et chrétienne, notamment. En prenant parfois des positions tranchées. Ainsi, un Tijjini Talk a été consacré à Joël Rubinfeld, président de la Ligue belge contre l’antisémitisme, lorsque la Foire musulmane de Bruxelles a mis à son programme le chef de la branche koweïtienne des Frères musulmans, auteur de propos antisémites.  » Nous sommes une télévision totalement en adéquation avec les valeurs de la société belge. On essaie de faire ce qu’on peut avec les moyens qu’on n’a pas « , soupire Tijjini. Dans l’émission interactive Bonsoir Bruxelles, il met les points sur les i.  » Quand on me parle de discrimination et de racisme, poursuit-il, je renvoie aux lois antiracistes. Si on est victime, on va porter plainte, on ne devient pas radical, on ne s’engage pas dans des armées djihadistes. Même avec ses imperfections, ce pays a prévu tout un arsenal juridique pour lutter contre les discriminations et le racisme. Tout le reste est prétexte.  »

Le 27 décembre 2015, il reçoit un appel, pour se plaindre, de la mère d’un des kamikazes du 13 novembre à Paris, Bilal Hadfi.  » Je l’ai un peu secouée comme on fait dans les familles maghrébines quand quelque chose ne va pas.  » Une sorte de rappel à la norme.  » Les musulmans se sentent abandonnés, justifie Mohammed Tijjini. Les messages du gouvernement ne les touchent pas. Alors, ils se tournent vers nous pour avoir des réponses. Les gens voient cette sincérité, ils me considèrent comme un des leurs, quelqu’un qui leur veut du bien.  » Antiextrémiste, anti-intégriste, antiterroriste, Maghreb TV ?  » On prend des risques avec ça. On le dit encore plus fort en arabe qu’en français « , souligne-t-il. Un avis partagé dans la communauté.  » Ceux qui pensent que les musulmans ne se manifestent pas contre les attentats devraient regarder Maghreb TV « , déclarait Ahmed Laaouej, député fédéral et vice-président de la fédération bruxelloise du PS, lors d’un Bonsoir Bruxelles dont il était l’invité, le 31 mars dernier. Parmi les intervenants de ce soir-là, un détenu de la prison d’Audenarde balançait : avant les attentats de Paris, il avait signalé à la police que les transactions d’armes étaient en augmentation dans les cafés de Bruxelles.

Pas seulement l’homme de la rue ou les détenus, les hommes politiques aussi aiment s’exprimer sur la petite chaîne qui leur offre un tel confort de parole qu’ils lâchent parfois des  » petites phrases  » reprises par les autres médias.  » Le Tijjini Talk est un show, reconnaît son animateur. Pendant une heure, j’essaie de tirer le maximum de mon invité avec un mélange de sérieux, d’humour et de spontanéité. Les gens baissent leur garde devant quelqu’un qui pose des questions toutes simples, tellement évidentes qu’ils donnent une réponse que n’ont pas les autres. Aujourd’hui, les hommes politiques ont l’impression que les journalistes sont là pour les piéger. Pour se protéger, ils ont des notes, des restrictions, alors que, chez moi, ils se livrent comme s’ils étaient dans un salon privé.  »

 » Ministre à deux francs  »

La méthode Tijjini fait aussi le buzz au Maroc. Le 15 décembre 2015, il titillait son invitée de La Première, Charafat Afilal, ministre déléguée de l’Eau (PPS, ancien Parti communiste), sur la retraite à vie des parlementaires et des ministres. Sur la défensive, celle-ci lâcha alors :  » Le parlementaire ne touche que deux francs, le pauvre.  » Tollé général dans l’opinion publique marocaine contre la  » ministre à deux francs « . Morale de l’histoire : la réforme est en voie d’être adoptée, du moins, pour les parlementaires.  » Souvent, les politiques me reprochent de ne pas être neutre et c’est vrai, je ne le suis pas, confirme Mohammed Tijjini. J’ai des principes et des valeurs. Ces valeurs de liberté, d’égalité, des droits de l’homme doivent se retrouver dans mon engagement professionnel. J’interagis avec mes invités et si leur réponse ne me convainc pas, j’essaie de gratter un peu plus et, parfois, je m’indigne.  »

Par Marie-Cécile Royen

 » Si on est victime, on va porter plainte, on ne devient pas radical  »

 » Maghreb TV a des partenariats avec Euronews et la Deustche Welle  »

 » Les gens voient cette sincérité, ils me considèrent comme l’un des leurs  »

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