Mode chic et choc

Catherine Pleeck

Des collections qui mettent en avant les dérives de la consommation, une minijupe qui continue à faire parler d’elle, cinquante ans après sa création… En reflétant les enjeux de société, la planète fashion n’hésite pas à provoquer. Pour le meilleur et pour le pire.

Un podium transformé en énorme supermarché, rempli d’étals de fruits et légumes. Avec des mannequins qui s’amusent à glisser des paquets de pâtes Cocoquillettes ou des bouteilles de vin Château Coco dans un panier en métal – parodie de celui de la ménagère -, au son de la voix mielleuse d’une hôtesse d’accueil. Pour le défilé automne-hiver 14-15 de Chanel, Karl Lagerfeld a une fois de plus fait fort, en mars dernier, en dénonçant avec humour la société de consommation et ses excès.  » J’aime que la mode s’inscrive dans le quotidien, qu’elle ne soit pas coupée de la vie, expliquait-il dans une vidéo sur YouTube. C’est pour ça que je montre une femme qui quitte la rue Cambon avec son mari et des sacs Chanel, et qui va acheter de quoi préparer leur dîner au supermarché, parce qu’on y trouve de tout.  » Venant de quelqu’un qui, de son propre aveu, n’a jamais mis les pieds dans une grande surface, ce commentaire a évidemment fait bondir les féministes adeptes des réseaux sociaux…

Autre griffe à jouer avec ces codes domestiques, cette année : Moschino, qui a recruté l’enfant terrible de la mode américaine, Jeremy Scott. Pour son premier show à Milan, le directeur artistique de la maison italienne a trituré l’esthétique de l’agroalimentaire et du luxe. Logos de grandes marques détournés à coup de tampon  » Fauxshino  » ; robes à l’imprimé paquet de chips, boîte de céréales ou tablette de chocolat ; mais, surtout, un vestiaire largement inspiré par la charte graphique de la chaîne McDonald’s, avec casquettes rouge et jaune, coques de smartphone en forme de cornet de frites et uniformes d’employées de fast-food défilant un plateau à la main. Soit une collection régressive, taillée pour la génération Instagram et à mille lieues du climat morose de la mode en crise.

Hors du sérail fashion, les protestations ne se sont pas fait attendre. Sur le site du quotidien britannique The Daily Mail, Mia Brusendorff, ancienne salariée du spécialiste des hamburgers s’est ainsi indignée :  » Travailler chez McDonald’s, ça n’a rien à voir avec de la mode. Que quelqu’un paie 1 000 dollars pour des vêtements inspirés des uniformes de gens qui gagnent le salaire minimum, c’est du sarcasme.  » Dans The Gardian, le docteur Ian Campbell, spécialiste britannique de l’obésité, a quant à lui estimé que  » cette coque d’iPhone pousse les jeunes à adhérer au concept de fast-food. Si manger parfois au McDo n’est pas un problème, présenter cela comme étant à la mode est navrant.  »

Réponse de Jeremy Scott, histoire de couper court à la polémique :  » Je voulais jouer avec la culture pop car elle fait partie de mon ADN et de celui de Moschino.  » Tout comme l’a fait en son temps Andy Warhol avec les conserves de soupe Campbell, la mode aime manipuler les références populaires et les gimmicks issus de la vie de tous les jours : des bottes en plastique chez Miu Miu, des messages affichés en long et en large chez Kenzo, des sacs reprenant l’emballage des Frosties ou des Kellog’s chez la créatrice d’accessoires Anya Hindmarch, un défilé printemps-été 2015 entièrement inspiré par la poupée Barbie pour Moschino ou celui de Chanel qui met en scène des mannequins en train de manifester, porte-voix en main, pour le droit des femmes heureuses… A chaque fois, il s’agit de prendre un objet ultrabanal et de le détourner de façon extraordinaire, en faisant par là un accessoire fashion. Le potentiel de cette approche graphique est forcément énorme, dans la mesure où celle-ci est comprise par tous.

Le culte de la normalité

Cette réflexion autour de la normalité magnifiée en objet hautement désirable a même fait naître, au printemps dernier, une microtendance baptisée  » normcore « , de par la contraction de  » normal  » et  » hardcore « . Présentée dans le New York Times, elle est directement devenue un phénomène médiatique. Le principe ? Il s’agit de s’habiller de façon absolument normale, voire apparemment ringarde, pour ne pas se faire remarquer. La lambda attitude avant tout. Rien n’est plus branché que le banal ; jeans, sac-à-dos informe, sneakers et claquettes de piscine figurant dès lors en tête de l’attirail mode par excellence. Les spécialistes y ont vu le syndrome d’une époque fatiguée de se distinguer. Mais à l’heure où il n’a jamais été aussi facile d’accéder aux tendances, l’idée ne serait pas plutôt de se différencier justement en adoptant un look en apparence normal, mais pourtant étudié minutieusement ?

Ce n’est pas la première fois que des statements fashion interpellent ou choquent le grand public. Lorsqu’en 1966, Yves Saint Laurent puise dans le vestiaire masculin pour habiller sa cliente d’un smoking, on est loin du succès attribué aujourd’hui à cette tenue devenue culte. Imaginée en grain de poudre ou en velours, cette dernière consterne à l’époque les habituées de la haute couture. Seul un exemplaire est d’ailleurs produit et vendu. Il faut dire que les femmes n’avaient alors pas le droit de se rendre à leur travail en pantalon, tandis que les restaurants chic de New York les refusaient, purement et simplement. Ce qui fait d’ailleurs dire au Women’s Wear Daily que  » Saint Laurent est le lanceur de bombes le plus élégant du monde de la mode « . Ce n’est que quelques mois plus tard, lors de l’ouverture de la boutique Rive Gauche, que la rue adopte en masse cet ensemble, parfaitement en phase avec les idées de l’époque.

Minimania

Autre exemple de provocation ? Il y a cinquante ans exactement, la minijupe traversait la Manche, pour séduire les Frenchies et les chanteuses de la génération yé-yé. A l’époque, la fameuse jupette s’adresse principalement aux jeunes filles qui ne veulent pas ressembler à leur mère. Un vêtement générationnel par excellence, qui choque les bien-pensants. On la retrouve sur les podiums des défilés dès 1965, lorsque Courrèges conçoit une collection avant-gardiste, où foisonnent bottes plates et modèles coupés court, coordonnés avec vestes et manteaux.  » Nous sommes encore loin de la véritable mini, concède cependant le sociologue de la mode Frédéric Monneyron. L’ourlet s’arrêtait à peine dix centimètres au-dessus du genou.  » Il n’empêche, ces tenues révolutionnent le secteur. Comme le dit l’historienne Christine Bard dans son ouvrage Ce que soulève la jupe, ce bout d’étoffe marque une réelle rupture, car  » depuis le Moyen Age, il a toujours été plus facile de montrer sa poitrine que ses jambes « .

Avec les sixties, on assiste à l’avènement d’une nouvelle ère, celle de la permissivité sexuelle, boostée par l’arrivée de la pilule contraceptive. Calquée dans un premier temps sur le look gentillet des écolières, la minijupe va dès lors vite évoluer.  » Elle devient le symbole de ce nouvel état d’esprit, résume le sociologue. Structurellement, cette pièce possède quelque chose d’érotique. Elle attire le regard de l’homme vers le sexe de la femme.  »

Et Véronique Pouillard, historienne de la mode et professeur à l’université d’Oslo, de poursuivre :  » Dans les années 60, la femme entend s’habiller comme elle le souhaite.  » Elle peut contester l’ordre établi, que ce soit en portant une minijupe ou un pantalon, jusqu’alors largement réservé aux hommes. Mais ce choix ne se révèle pas sans contrainte.  » Il apporte même une vulnérabilité aux Twiggy en puissance, puisque ces dernières doivent être capables de sentir quand elles peuvent mettre l’une ou l’autre, selon le contexte, détaille l’experte. Il s’agit de ne pas se tromper.  »

Des revendications toujours d’actualité

Hommage ou pas à cet anniversaire, ce vêtement ultracourt s’est retrouvé dans bon nombre de collections de l’automne-hiver 14-15, que ce soit chez Louis Vuitton, Gucci, Saint Laurent, Valentino… Reste à voir si cette nouvelle vague descendra à nouveau sur les boulevards. L’époque a en effet changé, même si certaines revendications restent (malheureusement) toujours d’actualité. Il suffit de penser aux femmes politiciennes ou aux jeunes filles de quartiers sensibles, qui osent peu s’habiller court, de peur d’être l’objet de critiques sexistes.  » Depuis cinquante ans, elles sont tiraillées entre, d’une part, l’amour de la mode et de l’esthétisme, l’envie de séduire ou d’être libres de leurs pulsions. Et, d’autre part, le poids de la contrainte sociale, avec le regard de l’autre qui les transforme en proies « , constate Véronique Pouillard.

Car c’est un fait, ce look est encore difficile à adopter, tant il confond féminité et apparence sexy.  » Trop souvent encore, les victimes de propos dégradants se voient reprocher leur manière de s’habiller, qui inciterait un comportement déplacé. Or, chacun devrait bénéficier du droit à s’habiller comme il le souhaite, sans que ce soit perverti par quelque violence que ce soit !  » conclut l’historienne belge en poste à Oslo. Ou comment rêver d’un temps où la minijupe ne choquerait enfin plus, cinquante ans après sa création…

CATHERINE PLEECK

Si manger parfois au McDo n’est pas un problème, présenter cela comme étant à la mode est navrant

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