Mississippi rêveur

Mark Twain fut le père de Tom Sawyer et de la littérature américaine moderne mais aussi un nouvelliste génial. Qui secouait la pudibonderie de son époque.

C’est à toute vapeur, dans le sillage d’un steamer lâché sur le Mississippi, que se dessine la silhouette de Mark Twain, dont la plume divinement vagabonde n’a jamais perdu de son panache. Cent ans après sa mort – le 21 avril 1910 – il continue de nous enchanter parce que sa boussole est tournée vers un monde où le merveilleux se maraude à la belle étoile : celui de l’enfance, dont il réveilla les sortilèges – liberté, insouciance, innocence, espièglerie – en compagnie des deux chenapans les plus illustres de toute la littérature américaine, Tom Sawyer et Huckleberry Finn. Echappés des moiteurs du Deep South, ils resteront, pour l’éternité, les frères de Gavroche et d’Oliver Twist, des petits maîtres d’école buissonnière enfantés par l’intarissable faconde d’un écrivain qui ne cessa de cavaler vers le Grand Ailleurs.

 » Toute la littérature moderne américaine est issue de Mark Twain. Avant, il n’y avait rien. Depuis, on n’a rien fait d’aussi bien « , a dit Hemingway à propos de celui dont l’existence fut un long tumulte. Apprenti typographe, journaliste, reporter, pilote de bateaux à aubes, éphémère officier de l’armée sudiste, pionnier du Far West, chercheur d’or, Twain a traversé l’Amérique comme un bison hirsute. En marge de ses romans, il a aussi signé une bonne soixantaine de nouvelles épatantes, qui viennent d’être rassemblées par les éditions Omnibus. D’un récit à l’autre, on écume bien sûr le petit royaume légendaire du Mississippi – bateliers, colporteurs, guérisseurs, marchands de grigris, brigands, prophètes de pacotille – et l’on découvre un génial caricaturiste dont la cocasserie rabelaisienne ne cessa de dynamiter le puritanisme d’une époque qui ne manqua pas de le mettre à l’index.

C’est en 1865, alors qu’il était journaliste à San Francisco, que Twain a écrit la première nouvelle qui a aussitôt fait sa renommée dans toute l’Amérique, La Célèbre Grenouille sauteuse du comté de Calaveras. Au programme, les pitoyables mésaventures d’un ecclésiastique suffisamment toqué pour dresser un batracien de compétition dont les bonds prodigieux finiront par battre des records de ridiculeà C’est avec la lorgnette de l’humour – ou de l’absurde – que Twain observait son époque, et ses autres nouvelles sont pleines de galéjades savoureuses, de franche rigolade, de tartarinades farfelues et, parfois, de violents coups de pied dans la fourmilière des idées reçues. Si Twain se met à décrire le paradis, il y réserve la place d’honneur aux savetiers et aux rémouleurs, bien avant Shakespeare, Confucius et Mahomet. S’il imagine le plus parfait des amants, il l’ampute d’une jambe, d’un £il, des deux bras, et il finit par le faire scalper. Et s’il se frotte au polar, dans le célèbre Rapt de l’éléphant blanc, c’est pour dauber une police qui traque, loupe à la main, le gigantesque pachyderme qu’un sujet de Sa Majesté s’est fait voler à New York.

Encanailler la littérature, à tout jamais

Science-fiction délirante, parodie – lire le délicieux Journal d’Adam et journal d’Eve, une version très incorrecte de la Genèse – robinsonnades, satire sociale, philosophie badine – on pense à un disciple de Swift égaré chez Pascal – critique des préjugés raciaux, saynètes mordantes où se profile une époque  » prête à pénaliser le juste pour venir en aide au brigand « , tout cela se télescope sous la plume de Twain, amuseur public, moraliste redoutable et démocrate convaincu. Avec ce qu’il faut d’argot et de jactances mississippiennes pour encanailler la littérature, à tout jamais. Quant à sa recette, le père de Tom Sawyer la résume dans son ultime récit :  » L’histoire humoristique s’étire à loisir, lambine, divague comme bon lui semble. Et aboutit à un coup de pétard. « 

Le Rapt de l’éléphant blanc et autres nouvelles, par Mark Twain, introduction de Delphine Louis-Dimitrov. Omnibus, 896 p.

ANDRÉ CLAVEL

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