Mère et fils

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Stupéfiant de force émotionnelle, Nue propriété porte le drame familial à incandescence, et fait du Belge Joachim Lafosse un des cinéastes les plus passionnants de sa génération

Dans la grande maison, ils ne sont plus que trois. Ses deux grands fils, devenus adultes, habitent toujours avec leur mère, divorcée de longue date d’un mari détesté, réduit à la plus simple expression d’un appui financier aux garçons. Lesquels ne se prennent guère en charge, poussant la maman (dont un voisin est l’amant clandestin) à envisager un départ, une nouvelle vie, supposant la vente de la vaste demeure familiale. Mais cette dernière, donnée par le père et ex-mari, appartient en nue-propriété à Thierry et François, Pascale n’en ayant que l’usufruit. Faute d’accord entre eux trois, l’opération ne serait pas possible…

Quels déchirements entraînera cette situation bloquée, opposant les frères entre eux et à leur mère ? Joachim Lafosse nous le narre de façon formidable dans un Nue propriété qui s’inscrit d’emblée parmi les plus belles réussites du cinéma belge. Le jeune réalisateur de 31 ans avait déjà montré son talent et sa sensibilité aux drames intimes avec Folie privée (2004), avant de célébrer la passion désargentée du cinéma dans Ça rend heureux (2006). Affichant des qualités d’écriture cinématographique peu banales, où le plan- séquence s’épanouit en même temps qu’une intense concentration dramatique, Lafosse évoque avec force et justesse une crise au quotidien dont la douleur profonde affleure progressivement, avant de culminer en un final à couper le souffle.

Austère et sensible

Celui qui faillit devenir… joueur de tennis, avant de trouver sa voie vers les images, a bien le droit d’affirmer que  » le cinéma change le monde, ceux qui le voient, ceux qui le font « . Décrivant son nouveau film comme  » une tragédie moderne  » devant laquelle il a voulu  » être un regard « , le réalisateur bruxellois nous invite à interroger nos propres rapports au lien familial. Dédiant Nue propriété  » à nos limites « , Joachim Lafosse fait s’épouser le sujet et la forme avec un style affirmé, tissé tout à la fois de rigueur et de générosité, de distance et d’émotion, d’autant plus bouleversante qu’elle est longtemps et sobrement retenue.

Il aura fallu sept ans pour que l’idée de départ (en partie autobiographique, comme toujours chez Lafosse) se concrétise. Depuis le début, le cinéaste voulait faire interpréter les deux frères par Yannick Renier – un acteur de théâtre qu’il avait découvert dans la classe de Frédéric Dussenne – et son frère Jérémie que La Promesse des Dardenne (toujours des frères !) venait à l’époque de faire connaître à 15 ans seulement.

Le rôle de la mère est tenu par Isabelle Huppert, que sa capacité sidérante à échapper aux cloisonnements de l’âge autorise à camper idéalement cette femme tout à la fois maman de deux fils adultes et quasi adolescente communiquant avec eux sur un mode d’échange direct, par-delà le supposé fossé des générations. Devant la caméra simultanément austère et sensible de Lafosse, les évolutions de ce trio se révèlent en tous points captivantes. La mise en scène crée une tension palpable, transmettant au spectateur une vérité humaine qui dépasse les effets supposés d’un certain réalisme pour atteindre l’universalité. Qui pourrait ne pas se reconnaître, ne fût-ce qu’un peu, dans le miroir des plans fixes et volontiers frontaux de Nue propriété ?

Présenté à l’automne dernier au Festival de Venise, le film y a fait forte impression. Son économie d’effets faciles et la noirceur de ses thèmes centraux n’en font pas un divertissement vite consommé, vite oublié. Mais cette exploration captivante d’un microcosme familial marqué par un divorce inaccompli, et désormais sur la voie d’un écroulement total, réserve au spectateur ouvert une expérience inoubliable. Si, comme le dit Bruno Dumont ( La Vie de Jésus, Flandres), autre cinéaste singulièrement exigeant, ce qui fait la grandeur d’un film est  » ce que l’on en garde avec soi après le générique final « , alors Nue propriété est un grand, un très grand moment de cinéma. Car on ne saurait quitter sa projection sans se sentir profondément ému.

Louis Danvers

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