Menaces en Mésopotamie

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

De Babylone à Larsa, d’Our à Ninive, l’Irak est un grand puzzle archéologique. Face aux risques de destruction et de pillage des sites et des musées liés à la guerre et à l’après-guerre, le monde scientifique s’organise. En Belgique aussi

Sur le patrimoine culturel menacé de l’Irak, voir le site lancé par l’université d’Oxford (http://users.ox.ac.uk/?wolf0126/index.html) et celui de Francis Deblauwe (http://cctr.umkc.edu/user/fdeblauwe/ iraq.html).

Grâce à Internet, la pétition lancée par plusieurs universités américaines a fait le tour de la planète en quelques instants. A Bruxelles, Eric Gubel, chef du département Antiquités aux Musées royaux d’art et d’histoire, et Philippe Talon, assyriologue à l’ULB, l’ont aussitôt signée. Le texte, qui vient d’être envoyé aux Nations unies, à l’Unesco et au président George W. Bush, demande au commandement militaire de la coalition américano-britannique en Irak d’éviter de prendre pour cible les sites archéologiques, les musées, les bibliothèques et autres institutions culturelles du pays. Il rappelle que les innombrables sites antiques, exposés aux bombardements et aux combats, constituent une part non négligeable de l’héritage culturel mondial.

 » Le drame humanitaire est évidemment la priorité des priorités, reconnaît le Pr Talon, auteur de nombreuses études historiques et épigraphiques sur l’ancienne Mésopotamie. Les premiers efforts doivent viser la population irakienne, victime des affrontements. Mais nous voulons tout de même alerter les belligérants, l’ONU et l’opinion publique sur les périls qui menacent le patrimoine irakien.  » Le chercheur déplie une carte routière de l’Irak et pointe du doigt quelques sites archéologiques majeurs : Our, Larsa, Ourouk, Nippour, Babylone… Tous sont situés sur l’axe Nasiriya-Nadjaf-Hilla-Karbala-Bagdad (voir carte) suivi par l’offensive des coalisés et théâtre de terribles combats.

 » Notre civilisation doit beaucoup à la Mésopotamie antique, rappelle l’historien de l’ULB. C’est entre le Tigre et l’Euphrate, à Sumer, qu’apparaissent, au ive millénaire av. J.-C., les premières cités, l’écriture, les techniques agricoles, les règles commerciales. Là que naît la bureaucratie. Là encore que s’épanouissent les sciences, comme l’astronomie, et le droit. On connaît la stèle du code d’Hammourabi, dénichée il y a cent ans et conservée au Musée du Louvre, à Paris. Mais le Babylonien, mort en 1750 av. J.-C., a eu des prédécesseurs. On a retrouvé des parties du code d’Our-Nammou, roi d’Our en 2100 av. J.-C. Le patrimoine mésopotamien est moins connu que celui de l’ancienne Egypte, mais il est au moins aussi vaste.  »

Dès les premiers bruits de bottes, l’Institut archéologique américain a fourni au Pentagone une carte des sites à préserver des combats. Mais, bien vite, les informations en provenance de l’Irak ont donné raison à ceux qui tirent la sonnette d’alarme. Les raids américains ont notamment touché le musée de Mossoul, qui abrite des trésors de Mimroud. On craint aussi pour des sites antiques comme celui de Babylone, situé à quelques kilomètres de Hilla, où des affrontements ont eu lieu.  » Quand des soldats de la coalition doivent se protéger des tirs ennemis ou veulent encercler un bataillon irakien, ils font intervenir les bulldozers qui leur creusent des tranchées, constate Eric Gubel, qui consacre plusieurs semaines par an à fouiller des sites proche-orientaux pour le compte de l’Université américaine de Beyrouth, et du musée de Bruxelles. On peut imaginer le pire si de tels travaux ont pour cadre l’un des nombreux sites archéologiques.  »

L’ancienne Mésopotamie compte quelque 10 000 sites archéologiques connus. La première campagne de fouilles est lancée en 1842 à Khorsabad, dans le nord de l’Irak. A partir des années 1870, des cités sont mises au jour au sud du pays et, au tout début du xxe siècle, les Allemands sont à Babylone avec des moyens considérables. Ils travaillent avec la bénédiction des Turcs dans ce qui était alors une province reculée de l’Empire ottoman.  » Des milliers d’autres sites restent à découvrir, explique Philippe Talon. Du haut d’un tell, on aperçoit une vingtaine d’autres élévations du terrain qui recèlent toutes des vestiges archéologiques. Ainsi, on cherche toujours, au sud-est de Nadjaf, la ville d’Akkad, capitale du roi Sargon vers 2350 av. J.-C. Au Kurdistan, la ville moderne d’Arbil est construite sur une énorme colline où sont enfouies les ruines de la cité née à cet endroit il y a cinq mille ans. A Ninive et à Babylone, villes immenses, seuls quelques secteurs ont été fouillés.  »

Les vestiges, rarement spectaculaires, sont fragiles : les palais et autres bâtiments ont, pour la plupart, été construits en brique crue, matériau sensible à l’usure du temps. La pierre est plus présente dans les édifices assyriens, au nord du pays. Le Britannique Nicholas Postgate a ouvert un site Internet pour recenser les emplacements potentiellement menacés. Selon lui, certains hauts lieux de l’archéologie ont été touchés lors de la première guerre du Golfe, en 1991 : la ziggourat d’Our, l’arche de Ctésiphon… L’Unesco note toutefois que les édifices et les musées ont surtout souffert de  » leur manque d’entretien et de leur état d’abandon, après le conflit « . C’est le cas de Hatra, un site hellénistique, le seul inscrit sur la liste du patrimoine mondial pour l’Irak. C’est aussi le cas du Musée de Bagdad, que l’Unesco a contribué à remettre en route en 1999.

 » Mes collègues irakiens se seraient barricadés à l’intérieur du musée dès le déclenchement des hostilités, confie Eric Gubel. Lors de la première guerre du Golfe, ils étaient partis et le bâtiment avait été pillé. Beaucoup d’objets avaient néanmoins été cachés dans des bunkers.  » Gubel s’est engagé, au nom des Musées royaux d’art et d’histoire, à aider l’Irak à préserver son patrimoine au lendemain de cette guerre-ci et à ne pas acquérir de pièces volées sur des sites ou dans des musées irakiens. Moins spectaculaire que les combats et bombardements, le pillage de vestiges archéologiques est, en fait, la principale menace qui guette les trésors de l’ancienne Mésopotamie. Au lendemain de la première guerre du Golfe, de nombreux sites et des musées régionaux ont été méthodiquement  » visités « . L’Unesco a dénombré quelque 5 000 objets volés. Le chiffre réel serait beaucoup plus élevé. Ces pillages se sont surtout produits dans les régions du sud désertique qui se sont soulevées il y a douze ans contre le pouvoir.

La communauté scientifique a réagi en publiant trois volumes reprenant les listes d’objets volés. Ces ouvrages, intitulés Lost Heritage, ont été distribués gratuitement aux musées et aux galeries d’art. Mais quelques pièces seulement ont été saisies. Depuis les années 1920, les trouvailles archéologiques ne quittaient plus l’Irak. Même pendant les changements de régime et autres périodes troublées, les antiquaires n’ont pas constaté une arrivée massive d’objets anciens irakiens. Tout a changé après la première guerre du Golfe. Des fouilles clandestines ont été organisées.  » Un collègue français est retourné sur le site de Larsa en 1999, raconte Talon. Il était effaré. La zone est truffée de cratères. Ce n’est pas le résultat d’un bombardement, mais le travail de dizaines d’ouvriers acheminés en camions et qui, pendant toute une nuit, creusent le site.  »

Des marchands sans scrupules récupèrent les pièces, qui partent en général vers Amman, la capitale jordanienne, et se retrouvent souvent à Londres, plaque tournante des trafics. Les objets volés sont surtout des tablettes en terre cuite et des sceaux-cylindres, dont certains sont en lapis-lazuli. Quelques bas-reliefs de plus grandes dimensions ont également fait leur apparition sur le marché. Les pillages en Irak sont d’autant plus nombreux que la plupart des activités archéologiques y ont été interrompues. Beaucoup d’équipes se sont repliées en Syrie, où plusieurs sites mésopotamiens ont été découverts.  » Des archéologues belges participent chaque été à ces missions. Mais un collègue californien, qui prétend que la Syrie est la prochaine cible de l’administration Bush, nous conjure de ne plus nous rendre là-bas !  » s’exclame Gubel.

Olivier Rogeau

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