Médecin… mais pas trop !

Achever sept années d’études difficiles… et ne pas recevoir le diplôme dont on rêve ! Ce triste sort guette certains étudiants en médecine. Au-delà de leurs inquiétudes, ils lancent un cri d’alarme sur la qualité de notre futur système de soins

Ils sont une génération sacrifiée : celle des étudiants en médecine qui seront diplômés cette année, et qui essuient les plâtres du numerus clausus. Pour répondre au problème, alors réel, de pléthore de médecins, et dans l’espoir, illusoire ?, de voir diminuer nos dépenses en soins de santé, un contingentement du nombre de diplômés en médecine avait été décrété dans les années 1990. En pratique, les étudiants ont vu les règles du jeu, et leur sort, changer plusieurs fois au cours de leurs études. Mais pas en leur faveur. Actuellement, le sort et l’avenir professionnel d’un certain nombre d’entre eux restent suspendus à une décision ministérielle. Elle traîne sur le bureau du Conseil des ministres depuis quelques semaines, mais devrait être discutée lors du prochain  » conclave  » ministériel exceptionnel, à Ostende, les 19 et 20 mars. Elle seule est de nature à régler les injustices les plus criantes, sans toutefois éteindre tous les débats. Dont celui-ci : à quelle médecine, à quels médecins aurons-nous droit demain ?

Pourquoi les futurs médecins tremblent-ils ?

C’est leur dernière chance. Sauf accord gouvernemental, parmi les 325 étudiants francophones qui deviendront docteurs cette année, 40 risquent de ne pas recevoir de numéro Inami : leurs actes ne pourraient pas être remboursés par la sécurité sociale. Ils seront donc contraints de s’orienter vers des pratiques où on ne délivre pas d’attestation de soins : la prévention, les assurances, la médecine du travail, l’administration… Ceux qui échapperont à ce couperet ne sourient pas pour autant. Ils subissent en effet un système fixé récemment (les sous-quotas). Du coup, à l’issue de leur 7e année de médecine, 120 d’entre eux (43 %) devront obligatoirement devenir généralistes. Les 160 autres futurs médecins francophones diplômés en 2004 se répartiront dans les diverses spécialités, selon un nombre de places définies pour 136 d’entre eux : par exemple, il y a, en tout, 10 postes de pédiatre à pourvoir, 7 de gynéco, 3 de neurologue, etc. Les futurs pédopsychiatres (8) échappent à ces nombres fixes : on risque trop d’en manquer dans les années à venir ! Les futurs gériatres, urgentistes et chercheurs pourraient également faire l’objet d’une mesure d’exception.

 » Parmi les étudiants de l’UCL, les postes de généraliste attirent un nombre presque suffisant d’étudiants. Mais, dans ma faculté, explique Lionel Haentjens (en 4e doctorat à l’ULB), les 40 places de médecine générale ne séduisent que… 18 d’entre nous.  »  » Or, comme le souligne le Pr Jean-Jacques Rombouts, doyen de la faculté de médecine de l’UCL, un jeune médecin compétent qui rêve de devenir chirurgien et se retrouve généraliste sans l’avoir choisi risque d’être pour le moins démotivé, compte tenu de sa vocation de départ.  »

Autre souci, et autre sujet d’incompréhension des étudiants et de leurs doyens : pour les Belges, les places sont comptées. Mais, contrairement à d’autres pays, faute de législation adaptée, les postes disponibles pourraient être attribués à des médecins européens, y compris à ceux des 10 nouveaux pays adhérents.

Qui peut sauver les étudiants ?

 » La commission fédérale de planification de l’offre médicale regroupe tous les acteurs concernés, explique Rudy Demotte (PS), ministre de la Santé. Je soutiens son dernier avis, qui propose une solution technique permettant, dans l’immédiat, de donner plus de souplesse au contingentement, sans supprimer ce dernier.  » Le cas des étudiants  » sacrifiés  » serait réglé pour les quelques années à venir… et la charge reportée sur les futurs inscrits. Encore faudrait-il que les ministres acceptent cette solution de rattrapage provisoire. Or cela ne semble pas certain : le VLD n’y est pas favorable. Pourtant, les doyens des facultés de médecine du Nord la soutiennent unanimement.

La limitation du nombre de médecins repose-t-elle sur un mauvais calcul ?

Remettre en cause le principe du contingentement serait, dit-on, ouvrir la boîte de Pandore : certains cherchent le moindre prétexte afin de remettre sur le tapis une scission de la sécurité sociale ! Il n’empêche : les étudiants et leurs doyens assurent malgré tout que les chiffres limitant l’accès à la profession devraient être revus à la hausse. En effet, les calculs actuels auraient été ficelés sur la base de tant d’études approximatives qu’ils mettraient en péril la qualité de la médecine de demain. Ainsi, par exemple, ils ne tiennent pas suffisamment compte de la féminisation de la profession. En médecine, près de 80 % des étudiants sont des femmes. Or, les femmes médecins travaillent en moyenne 20 % de moins que leurs confrères. De fait, admet le ministre de la Santé, l’amélioration globale de la qualité de vie de tous les médecins devrait entrer en ligne de compte dans les calculs de limitation du nombre de praticiens.

Bref, des voix clament que, si rien ne change, la médecine va bientôt manquer de bras et non le contraire, comme on l’avait cru il y a dix ans. On pointe aussi le risque de se retrouver alors, comme les Français, dans des situations ingérables et qui ont contribué à l’hécatombe de personnes âgées lors de la canicule de 2003. Ce discours risque pourtant de déplaire à certains économistes de la santé, aux syndicats de médecins et à leurs membres (en particulier, les généralistes et les spécialistes privés). Un petit détail  » historique « , glissé par le Pr Rombouts, remet le débat en perspective : en Belgique, les premières demandes officielles de restrictions du nombre de médecins remontent à… 1890.

Qu’a à gagner, ou à perdre, la médecine générale dans ce combat ?

Comme l’explique le Dr Marco Schetgen, généraliste et chargé de cours à l’ULB, l’importance du sous-quota  » médecine générale  » a de quoi flatter les praticiens. On consacre enfin l’importance de leur rôle, puisqu’on  » impose  » à un grand nombre de futurs médecins de devenir généralistes.  » Le problème, c’est que, pour faire une bonne médecine de terrain, comprenant la prévention ou la continuité des soins, il ne faudrait pas avoir une patientèle de plus de 800 personnes (ce qui implique déjà des semaines de 50 heures de travail). Or, d’ici à cinq ou dix ans, pour autant que l’on garde les quotas actuels, les généralistes ne seront plus assez nombreux pour maintenir ce taux « , assure le Dr Schetgen. En clair : les besoins en généralistes seraient sous-estimés.

Certains anciens diplômés qui, peut-être en raison de la pléthore des années précédentes, s’étaient éloignés de la médecine générale, pourraient alors décider d’y revenir. Ainsi, rien qu’à l’ULB, 16 d’entre eux sont déjà inscrits dans des cours qui leur permettraient d’effectuer ce retour. Fort bien ? Pas pour les étudiants : à présent que l’on a déterminé, à l’unité près, le nombre de généralistes qui doivent arriver tous les ans sur le marché, combien de jeunes faudra-il laisser en rade en raison du retour de ces médecins plus âgés ou de médecins étrangers ?

 » Je ne dis pas qu’il faut supprimer toute limitation au nombre de médecins, car une pléthore n’est jamais souhaitable. Mais une plus grande souplesse s’impose dans l’évaluation des réalités du terrain, ainsi que dans la répartition entre généralistes et spécialistes « , assure le Dr Schetgen. De plus, nul ne semble tenir compte de l’un des points faibles de la médecine générale : nombreux dans certaines grandes villes, les  » médecins de famille  » font cruellement défaut dans certaines petites agglomérations ou dans des régions comme le Hainaut, par exemple.

Dernier étonnement. Depuis quelques années, tout est fait pour revaloriser l’image de la médecine générale. Le ministre actuel de la Santé s’y emploie d’ailleurs activement. Or les restrictions actuelles imposées par le numerus clausus ne vont pas dans ce sens. Va-t-on, à nouveau, soupçonner les médecins d’être devenus généralistes faute de mieux, parce qu’il n’y avait plus de place dans les spécialités ? Et quelle image donne-t-on de la médecine préventive, de celle du travail ou des assurances ? N’accrédite-t-on pas l’idée selon laquelle il ne faut pas être un  » vrai médecin  » pour y exercer et que ces disciplines ne sont que des pis-aller destinées aux  » moins bons  » ?

 » Souvent, ce n’est qu’après quelques années de pratique que des confrères choisissaient volontairement de s’investir dans de telles disciplines. Pourquoi ne pas conserver ce système de régulation naturelle ? » interrogent le Pr Rombouts et le Dr Schetgen. Désormais, parmi les étudiants, bien peu se risquent à opter volontairement pour un diplôme non assorti d’un numéro Inami. Comme l’explique Anne-Lise Hiel, étudiante en 2e candidature aux Facultés de Namur,  » notre crainte, c’est d’arriver en 7e, de réussir notre année mais… pas assez bien ! « . Et, donc, de se retrouver sur une voie de garage. Cette année, à l’UCL, confirme le Pr Rombouts,  » plus aucun étudiant n’a choisi la médecine du travail. Traditionnellement, une bonne vingtaine le faisaient… « .

Pourquoi les doyens ont-ils rejoint le combat des étudiants ?

Finalement, les doyens des facultés refusent de faire le  » sale boulot  » : en Communauté française, s’inscrit qui veut en médecine. A charge des doyens de recaler suffisamment de jeunes en 7e année, qu’ils soient bons ou moins bons, pour faire coïncider les chiffres des diplômés agréés par l’Inami avec ceux du ministère !  » Nous ne pouvons accepter que des jeunes brillants et méritants, après sept ans d’études difficiles, soient mis face à un mur alors que le marché s’ouvre à d’autres pays à très haute densité médicale ! Nous demandons donc un moratoire pour les quatre années problématiques à venir et, pendant ce temps, la réalisation d’études sérieuses sur les vrais besoins en soins de santé « , insiste le Pr Rombouts. L’enjeu est clair (mais peut-être politiquement périlleux) : une réévaluation du contingentement actuel permettrait également de tenir compte des besoins en médecine hospitalière et ambulatoire, de l’importance de la recherche et d’attribuer à nouveau aux étudiants des stages très formateurs à l’étranger. En perspective, aussi, une régulation plus précoce du nombre d’étudiants par l’instauration d’un examen d’entrée (comme en Flandre), ou en fin de première année. On exclurait donc très vite des études médicales un nombre important d’étudiants, plutôt qu’après sept ans d’études ! Et le message serait plus cohérent.

Pourquoi le combat des étudiants est-il, aussi, celui des malades ?

Des  » années pléthore « , risque-t-on de passer aux années vaches maigres ? Cette interrogation concerne aussi les spécialistes. Ceux en formation jouent un rôle indispensable à l’hôpital. Mais, si rien ne bouge, ils vont être de moins en moins nombreux (moins 10 % tous les ans dans les cinq ans à venir). Or, dans beaucoup de services hospitaliers, ils travaillent déjà à flux tendus. Aux urgences, c’est pire encore. Souvent, on frise même l’illégalité : les jeunes médecins prestent des semaines de plus de cinquante-cinq heures (sans compter les gardes !). Il arrive aussi qu’ils exercent trente-six heures d’affilée. A leurs risques et aux périls des malades. Et alors que rien n’est fait pour inciter les spécialistes formés à poursuivre une carrière hospitalière.

Voilà pourquoi le sort de 40 étudiants, des quelques dizaines qui seront dans le même cas dans les années à venir et de ceux qui ne pourront être admis dans la spécialité de leur choix dépasse le simple problème d’un gâchis humain et d’une faillite politique. En réalité, leur cri pour un diplôme perdu est, aussi, une mise en garde. Pour que, demain, notre médecine reste payable, humaine… et de qualité.

Pascale Gruber

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