Me Gao perd foi en la loi

Des milliers de juristes autodidactes prennent aujourd’hui la défense des citoyens chinois. L’Etat de droit progresse-t-il pour autant ? Même Gao Zhisheng, l’un des avocats les plus réputés, finit par en douter

l De notre correspondant, Frédéric Koller

(1) Le Monde, 20 octobre 2005.

Dans son bureau, situé au troisième étage d’une tour anonyme, dans le nord de Pékin, un avocat réputé de la capitale chinoise, Me Gao Zhisheng, écoute avec attention le récit d’un vieil homme. Voilà cinq ans que Jin Shirang cherche à comprendre pourquoi son fils a été tué. Il tend quelques photos à l’homme de loi. Les dernières images montrent un garçon défiguré par les coups, le corps couvert d’hématomes.  » Cela s’est passé au poste, explique-t-il. Les policiers l’ont accusé de vol, à tort. Mon garçon n’a pas survécu aux coups.  » Depuis le drame, ce retraité de la province du Shandong, dans l’est de la Chine, lutte pour obtenir une expertise médicale et faire juger les assassins. Il a tout essayé : demande d’enquête administrative, tribunaux, recours politique. Des juristes, des parlementaires de l’Assemblée nationale soutiennent sa démarche. En vain.  » Quand le pouvoir ne veut rien faire, il est dur comme la pierre, commente l’avocat. Ce n’est plus un problème judiciaire, au fond. C’est le système qui est en cause.  »

Physique de boxeur, verbe de lettré, Gao Zhisheng est un justicier dans un univers de brutes. Avec quelques dizaines de confrères courageux, il est à la pointe du combat en Chine pour faire progresser l’Etat de droit. Non dans les textes, mais sur le terrain. Car, si la Constitution du pays a plutôt belle allure, la société ressemble souvent à une jungle où chacun doit mener un combat sans merci pour sa survie.  » Vous ne pouvez pas vous imaginer ce qui se passe dans ce pays, soupire Gao Zhisheng. Seuls les gouvernements chinois et nord-coréen maltraitent à ce point leur population.  »

Les dossiers s’empilent sur son bureau. Le jour de notre visite, par exemple, Gao a d’abord reçu le représentant des 30 000 villageois de Shanwei, dans le Guangdong (sud de la Chine). Ces derniers accusent leurs dirigeants locaux d’avoir confisqué l’équivalent de 330 hectares de terres et d’avoir empoché l’essentiel des indemnités qui leur étaient dues. Puis ce fut le tour d’un habitant du Zhejiang, une région côtière de l’Est : son père, exécuté en 1952 comme contre-révolutionnaire, a été réhabilité en 1986. A présent, le fils voudrait obtenir de l’Etat des réparations financières. Quant aux deux visiteurs suivants, ils appartenaient au Falungong – une secte d’inspiration bouddhiste interdite par le pouvoir en 1999 – et furent emprisonnés et torturés à Pékin et à Chongqingà

Certains ont chèrement payé leur combat auprès des victimes. Un activiste aveugle, Chen Guangcheng, est en résidence surveillée depuis quatre mois et craint d’être condamné à une longue peine de prison. Il a été battu à plusieurs reprises pour avoir dénoncé les méthodes brutales employées dans le district de Linyi (province du Shandong) afin de faire appliquer la politique de l’enfant unique. Guo Feixiong, un collaborateur de Gao Zhisheng, est détenu depuis la mi-octobre pour avoir soutenu les villageois de Taichi (province du Guangdong), opposés à leurs responsables locaux dans une querelle liée à la terre. Lü Banglie, un défenseur des droits civiques qui a pris sa relève, a été à son tour violemment passé à tabac. Dans une autre affaire de confiscation illégale de terres à Fu’an (province du Fujian), Li Boguang a été laissé en plein hiver durant un mois dans une cellule sans chauffage. Son garde-chiourme ne cessait de lui demander pourquoi il ne respectait pas les  » caractéristiques du système chinois  » et lui reprochait d’être trop  » avant-gardiste « . Libéré mais choqué, il a préféré abandonner la lutteà

Paradoxalement, cette escalade de la répression reflète un progrès : la population a pris conscience de l’importance du droit. Le tournant remonte à 2004, quand la notion de droits de l’homme a été inscrite dans la Constitution. Depuis, un nombre croissant de citoyens, juristes ou non, s’appuient sur ce texte pour combattre l’arbitraire des autorités. Outre des avocats reconnus, des milliers de jeunes militants autodidactes participent au mouvement. Paysans en majorité, ces  » avocats aux pieds nus  » – référence aux  » médecins aux pieds nus  » envoyés par Mao dans les campagnes – seraient plus nombreux que leurs 110 000  » confrères  » enregistrés, selon Stéphanie Balme, chercheuse au Centre d’études et de recherches internationales (1).  » La grande crainte du pouvoir, résume Gao Zhisheng, c’est la formation d’un lien entre les revendications du peuple et la lutte des avocats. Du point de vue des autorités, les démocrates sont des terroristes.  »

Un personnage de conte chinois, Me Gao. Il a 10 ans quand son père meurt, en 1975. En quelques mois, sa mère en est réduite à mendier pour nourrir ses sept enfants, dont aucun n’ira à l’école. Pour survivre, le garçonnet cueille des herbes sauvages, travaille chez des bûcherons, descend à la mine. Chaque fois, il se fait voler par ses patrons. A 24 ans, devenu vendeur de légumes à Kachgar, dans le Turkestan chinois (région autonome ouïgoure du Xinjiang), Gao tombe sur une publicité alors qu’il emballe sa marchandise dans du papier journal :  » La Chine aura besoin de 300 000 juristes. Cours par correspondance pour une profession d’avenir.  » C’est décidé : il sera avocat. Toute sa formation, y compris son brevet, se fera par correspondance. Aujourd’hui, c’est un professionnel reconnu, invité régulièrement à donner des cours à l’université. Resté proche du peuple, il a toujours exercé un tiers de son activité à titre bénévole, afin de venir en aide aux plaignants sans ressources.

Depuis deux ans, son travail de missionnaire s’ancre dans une nouvelle croyance : le christianisme.  » La foi est ce qui manque le plus à la Chine, souligne-t-il. Le christianisme est la religion de la liberté et des droits de l’homme.  » Militant infatigable, Gao Zhisheng a lancé, en octobre 2005, un appel au président Hu Jintao et au Premier ministre Wen Jiabao afin qu’ils mettent un terme à la répression antireligieuse. Le mois suivant, l’avocat a reçu l’ordre de fermer son cabinet pendant un an.

 » J’ai perdu l’espoir de changer la Chine en m’appuyant sur la loi, à petits pas, confie Gao. Le système est contrôlé par des bandits. Il n’y a pas d’issue. C’est d’un changement plus radical que le pays a besoin.  » Cet abattement est largement partagé, selon Jerome Cohen, professeur de droit à l’université de New York et fréquemment en visite en Chine :  » En parlant de respect du droit et de la Constitution, le pouvoir a suscité de grands espoirs. Mais, en s’arrêtant en chemin, il crée des frustrations qui menacent la stabilité du pays. Le discours est devenu contre-productif.  »

Depuis qu’il a réclamé la liberté religieuse au grand jour, Gao Zhisheng reçoit des menaces anonymes. Son épouse, qui est par ailleurs sa principale collaboratrice, ne dort plus. Elle songe à leur fille de 12 ans.  » Même muet, cloîtré chez moi, je ne serais pas en sécurité « , assure Gao. En septembre 2005, rappelle-t-il, un journaliste et cyberdissident, Zheng Yichun, a été condamné à sept ans de prison. Condamné pour la publication d’un texte qu’il n’a pas écrit. l

F. K.

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