Deux cents ans après sa naissance, le philosophe agite toujours les esprits. © Harald Tittel/reporters

Marx ou Trèves

Pour célébrer le bicentenaire de la naissance de Karl Marx, la ville de Trèves, au sud-ouest de l’Allemagne, consacre quatre expositions au coauteur du Manifeste du parti communiste. Une programmation à la hauteur d’une pensée capitale.

Bonne nouvelle : deux cents ans après être né, Karl Marx (1818 -1883) est toujours ce philosophe qui divise, agite les esprits. Même mort et enterré, le théoricien barbu n’a rien perdu de son caractère hautement inflammable. Le volumineux programme de célébrations mis en place par sa ville natale depuis le mois de mai et jusqu’à l’automne permet de s’en rendre compte. Celui-ci a été émaillé d’incidents qui en disent long sur une personnalité qui ne se manipule qu’avec la plus grande précaution. Il y a d’abord eu l’embarrassant cadeau de la Chine à la cité mosellane. Soit une statue de 6,30 mètres de hauteur, socle compris, glorifiant celui qui entendait  » transformer le monde plutôt que l’interpréter « . Conçue par le sculpteur Wu Weishan, l’oeuvre a provoqué un débat houleux au sein du conseil municipal de Trèves. Dans un autre genre, une partie des citoyens aura aussi émis des critiques virulentes quant à l’invitation faite au président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker à assister aux cérémonies d’inauguration. Montré du doigt en raison de son rôle actif en matière d’accords fiscaux plus qu’avantageux pour les entreprises (les  » Luxembourg Leaks « ), le Luxembourgeois aura peut-être fait se retourner dans sa tombe un géant ayant dédié sa vie à se battre pour un monde plus juste…

Très vite, ce grand esprit a compris que u0022 l’histoire ne fait rien

Qu’elles viennent de droite ou de gauche, les tentatives de récupération de la pensée de Marx se heurtent à son caractère d’insolubilité dans l’éthique sociale. Car c’est bien la question de la justice, de l’intérêt général, qui constitue le fondement de l’oeuvre de Karl Marx. Cette problématique cristallise d’ailleurs son rapport à la ville où il a vu le jour. En tout et pour tout, l’auteur du Capital n’y a vécu que dix-sept ans, de 1818 à 1835. Mais il aura jeté sur elle un regard sans complaisance, faisant de l’arrachement aux origines un axe crucial de sa méthode. En novembre 1848, il a ces mots définitifs pour ce petit monde qu’il a laissé derrière lui sans regret :  » L’histoire ne nous offre aucun exemple d’une bassesse plus ignominieuse que celle de la bourgeoisie allemande  » (1). Il reste qu’il doit à cette région secouée par l’histoire (elle passe en 1815 de la France à la Prusse) les premiers soubresauts d’une conscience alertée par le déséquilibre entre les classes. C’est la fameuse affaire du  » vol des bois  » qui a mis le feu aux poudres. En 1842, la Diète de Rhénanie interdit le ramassage de bois mort en l’assimilant à un délit qu’elle assortit d’une peine de travaux forcés. Marx n’y tient plus : réalisant la violence de cette décision qui affaiblit encore un peu plus ceux qui n’ont rien, il se voit  » dans l’obligation embarrassante de dire son mot sur ce que l’on appelle les intérêts matériels « .

Ce premier poing brandi contre la tyrannie des intérêts privés sera suivi par un engagement incessant en faveur des laissés-pour-compte du système. Très vite, ce grand esprit a compris que  » l’histoire ne fait rien  » et que l’émancipation ne peut être que le résultat d’une lutte acharnée menée par ceux qui la subissent. Que reste-t-il aujourd’hui de cette aventure ? Si tout le monde s’accorde sur la mise au jour d’une grille de lecture économique toujours pertinente, il faut également constater dans le même temps l’effacement progressif du coup d’éclat Marx. Deux siècles plus tard, dans les rues de Trèves, on découvre la maison dans laquelle le philosophe a grandi entre 1819 et 1935 (elle ne doit pas être confondue avec la Karl-Marx-Haus, où il est né). Ironie du sort : face à la fameuse Porta Nigra, édifice noirci qui rappelle que la ville est une ancienne colonie romaine, la bâtisse a de nos jours été transformée en… Euro Shop, petit temple du capitalisme en solde où tout est bradé à un euro. Un symbole fort, qui donne à la fois raison et tort à Marx : les conditions matérielles d’existence l’emportent toujours sur la  » superstructure « , cette représentation idéologique du monde.

Sa vie, son oeuvre

Tout n’est pas perdu pour autant. En consacrant quatre expositions au célèbre révolutionnaire, Trèves prouve que le feu marxiste couve toujours sous les cendres (2). On passera rapidement sur le petit accrochage de la maison natale de Marx (musée Karl-Marx-Haus) dont la scénographie, bien que très graphique et inspirée par le street art, n’a pas l’ampleur des trois autres événements. C’est au musée municipal de la collégiale Saint-Siméon (Stadtmuseum Simeonstift) qu’il convient de débuter le parcours. L’accrochage contextualise la pensée de Marx en retraçant les grandes étapes de sa vie. Bonn, Berlin, Paris, Bruxelles et Londres… : à la faveur de 600 mètres carrés d’exposition, on marche sur ses pas en comprenant mieux l’impact de sa judaïté et de son statut d’apatride sur son oeuvre. Ponctuée d’objets personnels, de portraits parfois inédits et de nombreux opus restituant les atmosphères de l’époque (mention pour le Moulin de la Galette, de Camille Corot, ou cette très belle vue de Bruxelles signée par James Ensor), la mise en scène restitue avec force ce moment où le capitalisme industriel prend son essor, laissant sur le côté des milliers de malheureux. On touche cette dimension mieux que jamais par le biais d’un dispositif interactif livrant un état précis de la population de Trèves en 1830. Le visiteur a la possibilité d’examiner les conditions de vie de chaque foyer de la ville. Le résultat est glaçant, qui dresse le bilan d’une société précaire à… 70 %. L’évidence saute aux yeux : il fallait qu’un homme se dresse, ce fut Karl Marx.

Le musée régional rhénan (Rheinisches Landesmuseum) enfonce, quant à lui, ce clou biographique à travers 300 oeuvres d’art (signées Manet, Munch, Courbet…) et une foule de documents historiques offrant de retracer la genèse et les échos contemporains de la pensée de Marx. Le coup de force de l’exposition ? Transformer en images et en objets les idées développées dans Le Capital. Ainsi de l’installation Marx Machine, qui permet de prendre physiquement la mesure de la création de la plus-value et du cycle infernal (le travailleur en sort toujours spolié) de la production. Enfin, Lebenswert Arbeit au Museum am Dom creuse la thématique centrale du travail à travers le regard de photographes (Kai Löffelbein, Andreas Gursky, Hermann Stamm…) et de plasticiens (les androïdes de Vincent Fournier, ou Natja Kasprik tentant de nettoyer une plage au détriment de la marée…). Mais c’est surtout Labour in a Single Shot que l’on retient. Signée du réalisateur allemand Harun Farocki, cette installation vidéo de douze écrans donne à voir la diversité du travail à travers le monde par le biais de dizaines de plans-séquences d’une à deux minutes. Le tout pour un véritable atlas laborieux dessinant les connexions entre corps, techniques, machines et matières. Pas de doute : certains d’entre nous attendent qu’un nouveau Marx se lève.

(1) Karl Marx. L’Irréductible, hors-série, Le Monde, mars-avril 2018.

(2) Karl Marx 1818 – 1883. Sa vie. Son oeuvre. Son époque : à trèves, jusqu’au 21 octobre prochain. www.karl-marx-austellung.de.

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